È possibile scaricare una versione in italiano di questo articolo sul vino Caprarizzo, intitolata « Il Vino delle Sirene »
« Il n’y a rien de plus beau qu’une vigne bien sarclée, bien ficelée, avec les bonnes feuilles et cette odeur de terre cuite par le soleil d’août. Une vigne bien travaillée est comme un corps sain, un corps vivant, qui a son souffle et sa sueur. »
Cesare Pavese, La luna e i falò.
J’ai fait sa connaissance face aux temples grecs de Paestum, un soir d’été, dans un restaurant historique en bordure de la cité antique. Un vin différent de ceux de la région, issu pourtant des cépages traditionnels : Greco, Fiano, Malvasia. Son élégance et sa vivacité m’ayant séduit, j’ai voulu en connaître la provenance, pressentant une origine remarquable. Ce que j’allais découvrir ne m’étonna pas. En effet, ce vin, le Caprarizzo, est issu d’un vignoble situé dans un haut-lieu de la région, Punta Licosa, une terre de mythes enfonçant ses racines dans l’Antiquité grecque. Les propriétaires du domaine ne sont pas moins remarquables : une famille associée depuis quatre siècles au travail de la laine, encore de nos jours l’un des fleurons de l’industrie textile italienne1.



Une rencontre particulière
Les indications contenues dans son site web2 m’ont permis de contacter le lendemain la Tenuta Agricola Caprarizzo. Mon interlocutrice, étonnée dans un premier temps par mon désir de visiter la propriété, m’expliqua que le domaine n’était pas ouvert au public. Mais soucieuse de « faire connaître les produits italiens de qualité », elle me donna finalement rendez-vous pour le matin même. Quelques heures plus tard, Lucia Bianchi Maiocchi me reçoit avec sa sœur Chiara et leurs enfants dans la petite maison du domaine, dominant un terrain planté de vignes et d’oliviers, face à l’horizon marin. Elle m’explique dès mon arrivée que sa famille n’est pas du lieu, mais du nord de l’Italie, de la région de Biella dans le Piémont. Son histoire familiale est liée aux Préalpes piémontaises, plus précisément au village de Trivero, qui était autrefois, comme elle le rappelle, « une terre montagneuse ayant deux uniques richesses : l’abondance des pâturages et la bonne qualité des eaux, pauvres en calcaire, deux facteurs essentiels pour la production de la laine et son tissage »3. C’est ainsi que s’est développée, depuis le XVIIe siècle, l’activité artisanale, puis industrielle, de la maison Vitale Barberis Canonico4. Avec l’évolution du marché, la laine servant de matière première provient maintenant essentiellement d’Australie et d’Afrique du Sud, mais le travail s’effectue encore dans les lieux d’origine, utilisant un savoir-faire local et ancestral, tout en employant les technologies les plus récentes et respectueuses de l’environnement. Pour Lucia, directrice chargée de la durabilité auprès de l’entreprise, l’environnement géographique et humain sont de première importance : « Nous sommes un petit village de montagne et donc le territoire, les personnes, le produit ont toujours été le cœur de notre activité, avec une attention particulière apportée à l’eau, au gaspillage et à la pollution »5.
Une terre, un paysage
La propriété de la famille où se situe le vignoble a été achetée par le grand-père de Lucia et Chiara6. Leur mère y fit du camping, puis entreprit avec son mari d’aménager la maison, qui n’était au départ qu’une cabane servant d’enclos pour les chèvres (d’où le nom du vin, Chèvres – Capre, en italien, – Caprarizzo)7. Le terrain, deux hectares, était planté de vignes et d’oliviers peu entretenus. Il y a une vingtaine d’années, les deux sœurs, Lucia et Chiara, ainsi que leur mère Daniela, décident de produire du vin et de l’huile, par amour pour cette terre qui est aujourd’hui leur résidence estivale, façon sans doute de matérialiser leur lien avec ce sol, ces plantes, ce paysage. Elles sont aidées par un ami œnologue, qui les guidera sur l’orientation du vignoble et vers un nouveau mode de vinification. Le travail de la terre est assuré toute l’année par Ciro, un agriculteur de confiance de la région, amoureux de ce sol et de ces plantes. Lucia m’explique qu’elles ont voulu faire « un vin différent de ceux que l’on trouve ici, un vin « vivace » (légèrement pétillant), mais avec des cépages du terroir ». Pour cela, les raisins sont vendangés un peu avant maturité, puis envoyés dans une cave du nord de l’Italie, région spécialisée dans les vins mousseux, pour y être vinifiés par refermentation en autoclave des sucres résiduels du moût. Le vin, 12’000 bouteilles par an seulement, retournera ensuite dans le sud de l’Italie, à Ogliastro, à quelques kilomètres de son lieu d’origine, pour être commercialisé par un unique revendeur, qui assure la distribution aussi bien aux particuliers qu’aux restaurateurs. Ce voyage aller-retour du fruit et du vin peut sans doute paraître étrange à nos yeux et à notre époque valorisant les circuits courts et le « kilomètre zéro ». Il est pourtant bien à l’image du lien que la famille entretient avec ces deux espaces, les Alpes et la Méditerranée, l’union de deux milieux, à la fois différents et complémentaires. Le vin produit dans ce sol, dans ce paysage, matérialisera ce lien, utilisant à la fois le savoir-faire technologique ancestral du Piémont, terre d’origine de la famille Barberis Canonico, et les qualités environnementales et mythiques de Punta Licosa.
Punta Licosa : terre de légendes
L’histoire doxique de Punta Licosa est liée à l’Antiquité grecque, en particulier au livre XII de l’Odyssée, à l’épisode des sirènes8. En effet, une des premières mentions de cette terre nous vient de Strabon : « Hors du golfe (de Poseidon [Paestum act.]), en pleine mer, bien qu’à une faible distance encore du continent, est l’île de Leucosie, ainsi nommée parce que la sirène Leucosie9, après s’être, comme nous dit la fable, précipitée à la mer avec ses compagnes, aurait été par le mouvement des flots rejetée sur ses rivages. »10 Si Punta Licosa n’a jamais fait l’objet de fouilles archéologiques, de nombreux chercheurs ont relevé la présence de restes de constructions et d’objets d’origine greco-romaine sur l’île et la côte11. Il a été relevé par ailleurs que déjà dans l’Antiquité, cette région était très productive au niveau agricole (huile, vin, fruits, légumes, viande, laine, tissus, bois). Dans un texte très complet sur ce territoire, tout en mentionnant l’huile et le vin de la région, l’historien Fernando La Greca note : « Chaque mètre carré de cette terre a une histoire à raconter, une richesse à offrir. Pourquoi alors ne pas valoriser aujourd’hui les anciennes ressources de ce territoire ? »12 Depuis plusieurs décennies maintenant, les produits de l’agriculture locale connaissent un remarquable essor, tout comme le tourisme rural, grâce notamment à l’inscription de ce territoire comme parc national13.
Une lecture géographique sur le mode humaniste14
Lors de mon entretien avec Lucia et Chiara, j’ai pu me rendre compte du lien que les deux sœurs ont tissé avec ce lieu du sud de l’Italie, en complément de la très longue relation qui lie cette famille à leur terre d’origine dans les Préalpes piémontaises. Un attachement particulier avec cette maison et sa parcelle de terre cultivée, face à la mer, dans un paysage remarquable, à la fois visuel, sonore et olfactif, un lien que Gaston Bachelard définirait sans doute comme « topophilique »15 pour définir cet « espace heureux ». Et à la réflexion, je me demande si ce vin et cette huile, produits sur ce terrain, n’ont pas pour les deux sœurs, lorsqu’elles quittent ces rivages pour leurs terres du nord une fonction symbolique particulière. Agissant comme un concentré d’émotion, ces produits du sud pourraient avoir comme vertu de faire sentir à nouveau la caresse du vent sur les grappes, les senteurs de la mer, la rumeur du vent dans les oliviers, la saveur d’une terre brûlée par le soleil. Pour suivre la pensée de Jean-Robert Pitte, « le vrai vin est si marqué par les lieux qui l’ont vu naître qu’il est aussi évocateur de géographie qu’un paysage (…). Mais boire un vin loin de « chez lui » est également une expérience qui peut être bouleversante »16. La matière, les produits qui nous entourent, que nous voyons, touchons, consommons, ont ce pouvoir évocateur, cette façon de nous emporter dans les lieux et les paysages auxquels ils font référence, et qui nous ont marqué. En effet, toujours selon Bachelard, la matière révèle un monde évocateur de souvenir et d’émotions, ouvrent à l’immensité d’un imaginaire intérieur : « Les belles matières : l’or et le mercure, le miel et le pain, l’huile et le vin, amassent des rêveries qui se coordonnent si naturellement qu’on peut y déceler des lois de rêve, des principes de la vie onirique. Une belle matière, un beau fruit nous enseignent souvent l’unité de rêve, la plus solide des unités poétiques. »17
A travers la matière et les produits du sol, une géographie intime naît alors, qui ne se borne pas à un territoire local, cerné par une frontière physique, mais qui réunit parfois des lieux éloignés, formant un archipel servant d’attache pour nos expériences et nos émotions, territoire-témoin et parfois éclaté de notre histoire, de nos projets, de nos rêves. Les produits de la terre issus de ces lieux, sous forme naturelle ou transformée, tels le vin, l’huile, une étoffe de laine savamment travaillée, portent en eux, dans leur matière et la façon dont ils ont été ouvragés, le sens que nous donnons à cette terre, au monde.
L’histoire de la Tenuta Caprarizzo et de la maison Vitale Barberis Canonico, avec son attention séculaire portée au travail de la laine, et aujourd’hui au vin, nous offrent une belle leçon de géographie humaniste. Elle nous montre, s’il en était encore besoin, qu’au-delà du territoire et des lieux réels, il existe des territoires et des paysages imaginaires18, qui donnent sens et valeur au réel et aux lieux.






Crédits photo, Valentina et Renato Scariati
Références
1. https://vitalebarberiscanonico.it/
3. « Una storia fatta di lana », Workout Magazine, Studiochiesa. Incontro con Lucia Bianchi Maiocchi
4. https://vitalebarberiscanonico.it/chi-siamo/storia/
5. Interview de Lucia Bianca Maiocchi, réalisée par Francesca Rulli le 9.2.2022, 4Sustainability, https://www.4sustainability.it/lucia-bianchi-maiocchi/
6. Information tirée de : Cimino G., « L’ Azienda Agricola Caprarizzo di Punta Licosa e i suoi « vin de garage » », https://www.acquabuona.it/enpassant/annoquattro/caprarizzo.shtml
7. https://www.acquabuona.it/enpassant/annoquattro/caprarizzo.shtml
8. Homère, Odyssée, Chant XII, Épisode du chant des sirènes.
9. Selon La Greca F. (op. cit.), p. 24, en langue dorique, le nom de cette sirène signifierait « la déesse blanche » (Leuka – Sia).
10. Strabon, Géographie, Livre VI. Trad. Amédée Tardieu, Paris, Hachette, 1867, p. 421
11. Pollini A., « Le territoire et la frontière de Poseidonia à l’époque archaïque », Revue Archéologique, no. 1, 2013, pp. 144–54.
12. La Greca F., La sirena Leucosia, l’isola di Licosa, la Lucania antica. Mito, storia e risorse del Cilento, Acciaroli, Ed. Centro di promozione culturale per il cilento, 2010, p. 54.
13. Parco nazionale del Cilento.
14. Scariati R., Bailly A., « L’humanisme en géographie », in : Bailly A. et al., Les concepts de la géographie humaine, Paris, A. Colin, 1998, pp. 213–222.
15. Bachelard G., La poétique de l’espace, Paris, PUF, 1994, p. 17.
16. Pitte J.-R., Le désir du vin à la conquête du monde, Paris, Fayard, 2009, p. 308.
17. Bachelard G., La terre et les rêveries du repos, Paris, Corti, 1988, pp. 324-5. 18. Scariati R., « Paysages imaginaires », in : Bailly A., Scariati R., L’humanisme en géographie, Paris, Economica-Anthropos, 1990, pp. 135-148
Note de voyage
Punta Licosa est située dans la province de Salerno, entre les villages de San Marco, au nord, et d’Ogliastro, au sud. Cette portion de côte est aujourd’hui propriété privée, l’accès en voiture étant limité aux résidents et à leurs invités. Il est possible toutefois de s’y rendre en bateau ou à pied, en empruntant depuis le nord le sentier qui part du port de San Marco (entre l’Approdo Resort et son Spa). Attention, l’accès sud (en direction d’Ogliastro) est rendu impossible même à pied, par un portail gardé. Si l’on vient du nord, il faut donc revenir par le même chemin.