De Laura PÉAUD1
Présenté par Bertrand LÉVY, de la Société de Géographie de Genève
Livre passionnant à l’écriture limpide, extrêmement stimulant que cette vingtaine de portraits de géographes, s’étageant entre les XIXe et XXIe siècles. Comptant exactement le même nombre de femmes que d’hommes (c’est une première), international dans ses choix, cet ouvrage ravira les chercheurs avancés comme les étudiants. Il établit des liens, des filiations, examine les rivalités, oppositions et antagonismes qui font le lit de la discipline. En être ou pas, telle n’est pas la question. Ce qui est séduisant, c’est que l’histoire et l’épistémologie de la géographie sont ici incarnées par des personnes, chacune retracée par sa trajectoire personnelle et professionnelle, son insertion ou sa distance par rapport aux réseaux de la branche.

Péaud Laura, 2025, Figure(s) de la géographie. Sentinelles des mouvements du monde, Paris, Le Cavalier Bleu, 253 p.
Humboldt mais pas Ritter, Reclus mais pas Vidal, Brunhes mais pas de Martonne : l’auteure s’explique sur ses choix. Des géographes qui ont fait avancer la géographie comme science en mouvement dans un monde mouvant, probablement des figures qui lui parlent plus que d’autres, toutes en contact avec des terrains divers. Parmi les portraits particulièrement réussis, on notera ceux de Jean Gottmann (thèse sur l’eau en Palestine, avant d’inventer la notion de Megalopolis), Milton Santos, baigné par l’esprit de Bahia tout en sillonnant la planète, Claude Raffestin, dont la géographie du pouvoir est développée, Joël Bonnemaison et sa géographie culturelle de la Mélanésie (Vanuatu), et une femme, inconnue au bataillon, Martha Krug-Genthe (1871-1945), une maîtresse d’école originaire d’Allemagne qui a fortifié l’enseignement de la géographie aux États-Unis. Il était nécessaire d’incorporer une telle enseignante, qui forcément a peu publié, mais qui a fait beaucoup pour transmettre la passion de la géographie à des générations d’élèves.
À partir de ces Figures, Laura Péaud en esquisse d’autres en arborescence. Je me suis penché sur le cas de Claude Raffestin et sa constellation qui compte Antoine Bailly et Jean-Bernard Racine. Sans oublier Jean Brunhes à Fribourg (dès 1896), qui a peut-être influencé Claude Raffestin par sa préséance donnée au travail dans sa théorie de la territorialité (lire Travail, espace, pouvoir2). Laura Péaud cite également Ma Ville idéale3 où Claude Raffestin compose une petite musique de nuit sur sa ville rêvée – la formule est de mon père. On aurait pu insister aussi sur l’influence de la littérature sur son œuvre, qui ressort dans des textes comme « Québec comme métaphore »4 et « Turin ou la capitale paradoxale »5.
Ayant connu plusieurs de ces figures, de près ou de loin, j’ai été frappé par le fait que ce n’est pas leur activité scientifique apparemment centrale qui m’est restée. C’est par exemple le rôle de passeur qu’Antoine Bailly a joué non pour la Nouvelle Géographie – qui était déjà connue à Genève – mais pour sa géographie de la perception, sa thèse, et pour nous avoir fait découvrir la géographie humaniste anglo-saxonne. Paradigme humaniste à peine esquissé dans l’ouvrage sur lequel nous reviendrons dans un prochain Globe. Autre exemple : de Jean-Bernard Racine, ce n’est pas sa Nouvelle Géographie qui date des années 1970 que j’ai retenue, mais ses recherches qualitatives sur les identités urbaines, et sa plongée phénoménologique méconnue6. Sans oublier sa manière enthousiasmante d’enseigner. Ainsi, il y a un décalage entre ce que l’on croit être essentiel dans une œuvre et ce qui l’est aux yeux du public ; le succès naît parfois d’un malentendu. Les trajectoires professionnelles des géographes sont loin d’être épuisées dans ce livre et son auteure en a conscience. Elle le suggère d’ailleurs en maints endroits, grâce à une référence ou une adresse internet glissées à la fin de chaque présentation. Ainsi suis-je remonté à partir de l’entretien indiqué entre Jacqueline Beaujeu-Garnier et Anne Buttimer à celui mettant aux prises la souriante Anne Buttimer, Peter Nash et Leonard Guelke7.
C’est la grande qualité de l’ouvrage de Laura Péaud, ce regard latéral qui offre une possibilité de découverte dans un spectre très large d’intérêts divers. Un livre qui ne clôt pas le sujet mais l’ouvre. La dernière partie de l’ouvrage, intitulée « Géographies contemporaines » est exclusivement consacrée à des femmes géographes, nées entre 1962 et 1978 : Robyn Longhurst, (genre, féminisme, corps et sexe(s)), Patricia Noxolo (Black Geographies, études post-coloniales et décoloniales), Ayona Datta (géographie urbaine de l’Inde), Camille Schmoll (géographie des mobilités, des migrations et des migrantes) et Magali Reghezza-Zitt (géographie politique de l’environnement). L’ouvrage se clôt par deux pages sur Bruno Latour (1947-2022) et sa constellation environnementaliste, histoire de ne pas invisibiliser complètement les hommes blancs de plus de 50 ans…
Références bibliographiques
1. Péaud L., 2025, Figure(s) de la géographie. Sentinelles des mouvements du monde, Paris, Le Cavalier Bleu, 253 p.
2. Raffestin C., Bresso M., 1979, Travail, Espace, Pouvoir, Lausanne, L’Âge d’Homme.
3. Raffestin C., 1999, Une ville rêvée ou les itinéraires de la mémoire nomade, in : Lévy B., Raffestin C. (eds), Ma Ville idéale, Genève Metropolis, 73-102.
4. Raffestin C., 1981, Québec comme métaphore, Cahiers de géographie du Québec, vol. 25, n° 64, 61–70. doi : 10.7202/021505ar
5. Raffestin C.., 2004, Turin ou la capitale paradoxale, in : Lévy B., Raffestin C., (eds.), Voyage en ville d’Europe : géographies et littérature, Genève, Metropolis, 191-213.
6. Racine J.-B., 1986, De l’être et du phénomène dans la pratique géographique, Géorythmes, no 4, 7-21.
7. https://www.youtube.com/watch?v=GxI8WRMU51k