De Biasca à Erstfeld, le dernier regard du dernier passager, par Ruggero Crivelli

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C’est un dimanche de fin janvier.
Dans quelque mois, au début de l’été, aura lieu l’inauguration du nouveau tunnel ferroviaire de base, appelé Alptransit. Voilà enfin réalisé un vieux fantasme soixante-huitard : « raser les Alpes pour voir la mer !! ». Cet automne le percement sera définitivement ouvert au trafic quotidien et, depuis ce moment-là, nous passerons tous par le Grand Trou (57 kilomètres sous 3’000 mètres de montagne). Qu’en sera-t-il de la vieille ligne ? Une fois sortie du bilan de nos Chemins de fer fédéraux (en 2017 ?), son destin dépendra de qui voudra bien s’en occuper (ou pas). Une chose est certaine, ce paysage, dans lequel défile encore le train, disparaîtra progressivement de la mémoire. « Loin des yeux, loin du cœur », dit-on en d’autres circonstances, mais cela vaut aussi dans notre cas, car un paysage invisible au regard est un territoire inexistant. Depuis cent-quatre ans il est vu par les yeux qui le passent. Aujourd’hui il n’est plus le même que celui vu en 1882 à travers les fenêtres du premier convoi. Ce que nous regardons depuis nos trains fermés, climatisés et insonorisés, est un paysage contemporain : pourquoi ne pas tenter de fixer dans notre mémoire ce demi-pourcent d’existence qui lui reste encore à vivre ? Tenter, ainsi, de sauvegarder, pour la mémoire collective de demain, ce que d’autres ne verront plus ? Moi, j’essaie !  Mais j’invite aussi à faire la même chose ceux qui savent photographier, afin de partager le dernier regard du dernier voyageur.

C’est un dimanche de fin janvier : il est dix heures.
Je n’avais vraiment pas pensé à cela : au fur et à mesure que j’avance vers le nord, le soleil, lui, va inexorablement vers le sud ! Voilà, alors, que je le retrouve toujours en pleine figure chaque fois que je me tourne vers l’arrière pour prendre une image! Les vitres sales font le reste ! Au début, je m’irritais, mais ensuite, je me suis dit que, finalement, ce que je voyais (ou je ne voyais pas) faisait partie de ce que tout voyageur observait. Y compris les nombreux reflets qui apparaissent sur les vitres, comme les lumières intérieures du compartiment, les appuis-tête rouges des sièges, les  taches de saleté, etc., ainsi que le flou créé par la vitesse du train.

Encore plus que les aspects pittoresques (qui ne manquent pas), ce sont les marques d’une transformation ayant duré cent-quatre ans qui sautent aux yeux. Les gorges que nous traversons sont toujours fascinantes, mais ce que l’œil peut saisir renvoie à l’histoire. Ce paysage est en effet recouvert d’une multitude de traces. Traces, nombreuses et diverses, qui révèlent l’attention constante portée à un territoire instable et à la capacité à tirer profit de sa propre verticalité : terrasses qui servaient à cultiver des céréales par-ci, centrales hydroélectriques, fabriques électrochimiques, fabriques électrométallurgiques par-là, versants coupés « à la hache » d’où provenaient (et proviennent encore) des tonnes de granit, nouvelles collines créées avec le matériau extrait du percement du tunnel de base, et ainsi de suite.

Tout ceci défile par la fenêtre du train, rapidement, comme le convoi dans lequel je suis assis. La vitesse ne permet pas à l’œil de fixer autre chose que des signes éphémères d’une histoire sociale. Il faudrait refaire un autre passage, à pied cette fois-ci, pour mieux observer tout cela et compléter ce que le voyageur pouvait voir. Ce sera pour une autre occasion, à la « belle » saison sans doute. Ruggero CRIVELLI
Genève, le 8 février 2016

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