Par Roland Meige, Société de Géographie de Genève
En ce mois de mars 2025, quelques événements se suivaient, autour du thème des « frontières liquides », frontières lacustres, de configurations, et de contraintes géopolitiques et sociétales variées.
« Frontières liquides. Journal de lacs », de Daniel de Roulet1
L’ouvrage vient de paraître, il est en tête de gondole depuis quelques semaines. L’auteur, écrivain-marcheur prolixe et sensible (je suggère que Daniel de Roulet soit élevé, un jour, au panthéon genevois de la littérature de voyage, aux côtés des icônes Maillart / Bouvier) a rassemblé ses observations glanées au cours de voyages pédestres autour de nombreux lacs, qu’il avait choisi comme buts en raison de leurs particularismes variés : géographiques, historiques, littéraires. Il en résulte un agréable ouvrage, qui, à la fois, nous entraine dans l’inévitable nostalgie en regard des dégâts généralement irréversibles qu’ont subis grands nombres de ces plans d’eau terrestres, et, simultanément, nous tient en haleine avec autant de découvertes, de précisions, données sans lourdeur didactique au cours des textes. Un kaléidoscope fait d’un camaïeu de toutes les teintes que ces lacs donnent, en reflets des paysages avoisinant, et des ciels qui les couvrent.
Cette lente pérégrination dans le temps et l’espace (un projet sur le long terme, né progressivement dans l’esprit de l’auteur) est racontée, souvent avec humour, en une douzaine de chapitres, de longueurs variables, selon l’intérêt et le temps que l’auteur a pu / voulu leur consacrer. De Roulet est un vrai, pur voyageur, il ne force pas le trait, il dit ce qu’il a vu, ce qu’il a ressenti – son livre n’est pas un guide de voyages, et heureusement, le genre s’est terriblement perverti sous l’emprise de l’industrialisation du tourisme.
L’auteur consacre un long chapitre au Léman, son lac de référence ; il l’évoque souvent lorsque qu’il regarde, analyse, les géographies et leurs usages autour d’autres lac, ailleurs dans le vaste monde. Il fréquente assidument la pointe ouest du Léman, à Genève, dès ses jeunes années. Et puis, le tour du Léman, par étapes parfois espacées, en compagnie d’une amie ; et alors le récit se teinte de romantisme, tout de retenue (il est, tout de même, fils de pasteur protestant), une idylle se noue. Elle est Parisienne, il y a dialogue franco-suisse, avec les inévitables quiproquos. Par exemple quand la charmante personne déclare depuis un promontoire ombragé de la rive suisse : « (…) nous nous trouvons face à la plus grande masse d’eau du continent (…) Occidentalo-centrisme, récurrent, faisant fi des réalités incontournables de La Géographie physique.2
Daniel de Roulet a eu, avant de se consacrer définitivement à l’écriture, plusieurs vies. Architecte, il en a gardé le sens de l’observation précise, activiste de diverses et nobles causes, le souci de la qualité de vie des humains sur terre, et de rapports équilibrés entre les communautés. De Roulet serait-il, finalement, aussi un peu géographe ?
L’écrivain-marcheur, le géographe littéraire
C’est la question qui nous trottait dans la tête au sortir d’une rencontre organisée par le Club suisse de la presse de Genève, à Uni Mail, le 27 mars. Sous la modération d’Isabelle Falconnier, directrice du Club suisse de la presse, Daniel de Roulet était invité à dialoguer avec Bertrand Lévy, géographe, rédacteur de la Revue genevoise de géographie, Le Globe.
En introduction, et en généralités, Frédéric Esposito, politologue, professeur au Global Studies Institute de Genève, faisant remarque que la « frontière liquide » est « espace » et non « ligne », les fleuves, lacs sont des repères structurant le paysage, des espaces de vie partagés par les habitants de leurs rives, des lieux de résonnance entre paysages et populations.
Entrant dans le vif du sujet, Daniel de Roulet nous parle de son ouvrage, l’abordant par le dernier chapitre, « Frontières Lémaniques ». Évocation tout d’abord de souvenirs d’enfance au Lac des Brenets3, ce renflement du Doubs, qui se termine en une belle cascade, le Saut-du-Doubs, attraction géographique autant que touristique.
De Roulet trempe souvent sa plume dans la géopolitique, parce qu’il s’intéresse aux frontières, produits de politiques, nationales et internationales. Quand il parle de frontières « à la rive, ou un pays garde toute la surface du lac jusqu’à la côte étrangère. » Ou, a contrario, la frontière médiane, plus ou moins au centre de la surface lacustre. Mais il résume sur ces points : « Ce qui compte d’abord pour celles et ceux qui habitent aux environs d’un lac international, c’est la gestion de ce bien commun ».
Bertrand Lévy, pour sa part, se dit un peu las de géopolitique, il milite pour sa mutation en géopoétique4, il ne veut plus s’arrêter aux lignes des cartes, celles définissant des territoires expressions de pouvoirs, il veut se positionner dans les paysages : là où il n’y a pas de frontières de pays, mais des ensembles paysagers.
Enfin, à propos de quelle somme d’érudition faut-il alourdir son bagage, ils partagent peu ou prou le même point de vue : « point trop n’en faut », comme diraient les Vaudois des rives du Léman. Avant de passer au « Frontières tessinoises » en particulier au Verbano / Laggo Maggiore, selon de quelle rive on l’observe. Là, il y aura un instant d’accrochage, quand Bertrand Lévy, s’élève, de toute sa traditionnelle discrétion, contre une phrase qu’il a relevée chez de Roulet, dans les paragraphes qu’il consacre à Hermann Hesse et Stendhal (pages 233) : (…) A mon goût, Hesse est un peu fade (…). Hesse est l’un des héros de Bertrand Lévy, il était le sujet de sa thèse de doctorat…Concernant la lecture du paysage, Lévy remarque que « l’érudition amplifie la compréhension du paysage ». Écriture et paysage, de Roulet constate que « pas un lac n’a échappé aux écrivains ».
Mais le temps imparti s’est écoulé, les deux traditionnels verres d’eau sont vides, il faut conclure. Ce sera la tâche de Claude Barbier, historien, auteur de « L’Atlas historique du Pays de Genève », spécialiste des échanges de la région franco-valdo-genevoise. Il tente de retenir l’attention sur le sujet du Foron, cette rivière frontière franco-suisse, dont la ligne frontière est intégralement sur territoire helvétique. Pourrait-il s’agir d’un casus belli, en ces temps où l’on en invente à tour de cartes ?
« Ceci n’est pas une carte »
Deux jours plus tard, une quinzaine de membres de la Société de Géographie de Genève se trouvent réunis, à l’initiative de son président Rémy Villemin, au Musée du Léman, Nyon, pour la visite de l’exposition « Ceci n’est pas une carte ». Bise noire – le vent froid du nord-est dans la région – on se serre dans les étroites salles de ce musée qui se développe progressivement, grâce au dynamisme de ses responsables, en particulier de l’actuel conservateur, Lionel Gauthier, géographe et accessoirement membre de notre Société. L’expositioninvite à démultiplier le regard sur cet environnement que nous croyons connaître de toujours. Dans une sobre et non pédante muséographie, une grande richesse de documents est présentée, de toutes les époques et sur tous les aspects depuis que l’on s’intéresse à ce Léman.5
Pour rester strictement dans le sujet de cet article, la question se pose de comment cartographier, juridiquement parlant, un lac international : l’exposition montre qu’il y a eu diverses façons de résoudre le problème, au gré des situations politiques, donc territoriales, dans lesquelles le Léman se trouva inclus. Dans « Le Grand Atlas du Léman », publication de format modeste valant catalogue de l’exposition, on dit au chapitre « Une frontière liquide », que : « Le Léman est l’un des plus anciens lacs-frontières du monde, peut-être même le plus ancien ». Suit l’explication suivante (page 34) : « C’est en effet le Traité de Lausanne du 30 octobre 1564, signés par Leurs Excellences de Berne et le Duc de Savoie, qui institue la frontière au milieu du lac «. Ce tracé, qui définit donc une ligne médiane, à l’exclusion des deux extrémités attribuées entièrement à la Suisse, restera intact face aux évolutions politiques des siècles suivants. Que voilà donc une région d’Europe qui a su gérer, pacifiquement (mises à part quelques truculentes histoires de « filets de pêche dérivants à l’étranger ») un espace lacustre transnational, alors que la frontière est frappée d’invisibilité.

Planimétrie définissant la frontière au centre du Léman. Une multitude de cercles ajustés au plus près des rives permettent, par la liaison de leurs centres par des segments de lignes droites, reliées entre elles définissant, en ligne brisée, la frontière. Commission frontière franco-suisse. Carte préparatoire à la détermination de la frontière dans le lac Léman (sic), années 1950. Revue générale de droit international public (tome 78, 1974). © Musée du Léman, Nyon. In : Le Grand Atlas du Léman.2023.
Notes
1. Daniel de Roulet. Frontières liquides.Journal de lacs.Editiom Phébus.2025
2. Hormis la Caspienne, qui est bien un lac mais que l’on veut considérer non-européenne, les deux plus grands lacs d’Europe sont le Ladoga 16’400 km2, et l’Onega 9’890 km2, tous deux en Carélie russe. Le Léman, avec ses 580 km2 n’arrive qu’en 41e position, juste derrière le Lac Balaton 592 km2. (s/ Wikipédia).
3. Le Lac des Brenets est un lac naturel frontalier entre le canton de Neuchâtel, Suisse, et le Département du Doubs, France. S’étendant en trois bassins, sur 8 hectares et 3,5 kilomètres de longueur, il se termine par la cascade, le Saut-du-Doubs, attraction touristique prisée de longue date de part et d’autre de la frontière.
Le débit du Doubs est sujet à d’importantes variations, au point que lors de la période de sécheresse de l’été 2023 la navigation a été suspendue, mettant en péril la viabilité de la sympathique société familiale de qui assure les excursions sur le lac à la belle saison.
4. La géopoétique est un courant de pensée né à la fin des années 1980, initié par le poète écrivain écossais Kenneth White (1936-2023). L’Institut international de géopoétique, fondé à Paris en 1989, se donne pour slogan en tête de son site web : « Redécouvrir la Terre, ouvrir un monde ».
5. Le Léman, parfois Lac de Genève, Geneva Lake, ce qui hérisse les Vaudois, qui en ont tout de même le plus grand linéaire des rives.