
LES COMMENTAIRES SUR LES OUVRAGES PRÉSENTÉS ICI SONT CEUX DES ÉDITEURS
de la Soudière, Martin; Paysages à petite vitesse. Flânerie ferroviaire, suivi d’un entretien avec Ségolène Le Montagner et d’une postface d’Olivier Gaudin; Créaphis, Saint-Étienne, 2024, 109 pages, 14 €

Ce n’est pas un vain mot de dire qu’en lisant, en publiant Martin de la Soudière, on chemine. Ses livres sont une invitation aux voyages de proximité. Ce troisième livre aux éditions Créaphis, est le signe d’une fidélité, d’une accoutumance voire une addiction à un auteur « géo-ethnographe vagabond ». En tant qu’arpenteur des chemins de traverse, des petites montagnes et des lignes secondaires, il nous incite à regarder de très près et à penser le paysage, objet de sa recherche et de son enseignement. Dans ses nombreux terrains en France rurale, il n’a de cesse de goûter, de humer, de respirer l’air du temps qu’il fait – nez au vent mais sans naïveté – dans les recoins d’un monde qui tient parfois dans un mouchoir de poche. Ethnologue des champs, météo-sensible, amoureux de l’hiver et du mauvais temps, Martin de la Soudière s’intéresse aux gens des reliefs et des pentes. Dans cet essai savoureux il décrit, depuis les trains à petite vitesse, les éleveurs, les agriculteurs, les gens de neige ou les gens du rail, les veilleurs et les garde-barrière. Le corpus est constitué de chapitres-itinéraires dans une France principalement du Centre et du Sud-Est mais dont la valeur d’exemple reflète bien une situation nationale. C’est effectivement l’actualité de l’abandon ou du retour en grâce des petites lignes qui, au-delà de la patrimonialisation et du tourisme ferroviaire folklorisant un peu bébête, sont une réelle alternative aux problèmes quotidiens de transport dans les pays éloignés des villes. Sans trop de candeur et avec beaucoup d’humour le passager quasi clandestin de ces réseaux micro-territoriaux visite et revisite, observe, note, décrypte, analyse. En ethnologue buissonnier il nous invite à un voyage interne en composant, comme on compose un menu, des itinéraires hors des sentiers battus. Ce livre fait suite à Lignes secondaires et à Quartiers d’hiver parus dans la même collection.
GeoAgenda, numéro 2, 2024, Association Suisse de Géographie, Neuchâtel

King, Charles; Odessa. Splendeur et tragédie d’une cité des rêves; Rivages (Payot), Paris, 2017, 342 pages, 24 €

Quand Mark Twain débarqua à Odessa pour la première fois en 1867, il fut si surpris par son mélange de nationalités et de religions – un patchwork de Juifs et de Russes, d’Ukrainiens et de Grecs, d’Italiens et d’Allemands – qu’il s’y sentit comme chez lui, en Amérique. La ville n’avait alors pas un siècle… C’est en 1794 que la grande Catherine II chargea son amant Potemkine de faire de ce modeste port à la position stratégique la perle de la mer Noire, au carrefour de l’Europe et de l’Asie. Plus tard, le duc Armand de Richelieu, descendant du cardinal, perça ses larges avenues et éleva son Opéra à l’italienne. Alexandre Pouchkine y écrivit Eugène Onéguine, tout en séduisant l’épouse du gouverneur, Isaac Babel mit en scène la pègre de ses bas-fonds dans ses Contes d’Odessa, Sergueï Eisenstein tourna sur ses fameux escaliers la mutinerie du Cuirassé Potemkine et Vladimir Jabotinsky devint l’un des pères du sionisme. Mais c’est aussi à Odessa que se déroulèrent de terribles pogromes et qu’eut lieu, à l’initiative des fascistes roumains à partir de 1941, l’anéantissement de l’une des plus importantes communautés juives d’Europe.
En formidable conteur, Charles King fait revivre ici les destins singuliers de tous les émigrés qui ont façonné la riche et bouillonnante identité d’une ville mythique, aujourd’hui la patrie ancestrale de dizaines de milliers d’Américains (quartier Little Odessa à New York), d’Israéliens et de tant d’autres peuples.
Magris, Claudio; Figures de proue. Ces yeux de la mer; L’Arpenteur (Gallimard), Paris, 2024, 155 p, 19 €

La passion de Claudio Magris pour la mer, déjà manifeste dans plusieurs de ses livres, apparaît de nouveau au grand jour dans cet essai splendide qu’il consacre aux figures de proue des anciens navires. Soutenu par une immense culture et le souvenir de visites dans de nombreux musées de la Marine, ce livre nous emmène vers des horizons lointains qui sont aussi ceux de l’Histoire, de la littérature et des mythes. Les figures de proue étaient censées conjurer les dangers et les maléfices de l’élément marin. Sculptures aux traits féminins de sirènes, de déesses ou de créatures réelles, elles étaient les yeux de la mer, fixant sans trêve les profondeurs que le regard des navigateurs devait s’abstenir de longuement sonder. Pour Claudio Magris, la relation des humains avec la mer est de celles qui peuvent donner lieu à une expérience du sublime. Et le regard de la figure de proue est celui de la stupeur, de l’épouvante et de l’enchantement, d’où naissent la poésie, la magie des choses vues pour la première fois ou comme si c’était la première fois.
Pfeiffer, Ida; Voyage d’une femme autour du monde; Mercure de France, Paris, 2024, 522 pages, 12.50 €

Entre 1846 et 1848, la viennoise Ida Pfeiffer s’engage dans un premier tour du monde ; cette femme de cinquante ans qui s’est séparé de son mari, a élevé seule ses deux fils et accompagné sa mère jusqu’à la mort, part « faire la route » bien avant les jeunes hippies, avec de faibles ressources et une obsession : saisir le monde dans ses détails, celui de l’ordinaire de celles et ceux qu’elle rencontre.
De ce voyage de deux ans et demi, des 56315 kilomètres sur mer et 4505 kilomètres par voie terrestre parcourus, elle rapporte un récit singulier, témoignant d’une curiosité sans pareille. Arrivée au Brésil, elle passe au Chili par le Cap-Horn, puis gagne l’archipel de Tahiti, la Chine, Singapour, Ceylan, traverse l’Hindoustan, rejoint Bagdad, la Turquie, la Perse, la Sibérie, la Russie (d’Europe), puis rentre par la Grèce à Vienne. À chacune de ses étapes, elle peint des instantanées de la vie qui défile sous ses yeux, avec une sensibilité et un franc parlé étonnants.