Sur les pas du Junior United Alpine Club. 1er voyage en Suisse organisé par Thomas Cook en 1863, par Christian MOSER

Date: 11.01.2016 à 00:00

Sur les pas du Junior United Alpine Club – Premier voyage en Suisse organisé par Thomas Cook

Le 26 juin 1863, quelques 130 touristes, sous la houlette de Thomas Cook, quittent la gare de London Bridge en direction de Newhaven. Le vapeur sur lequel ils embarquent met le cap sur Dieppe, d’où ils prennent le train pour Paris. Après une brève nuit de 4 heures, une partie des voyageurs rejoignent à l’autre bout de la ville la gare de la Compagnie du Paris-Lyon. Après changement de train et de compagnie à Macon, leur train pénètre en Suisse après Ambérieu et atteint Genève samedi à minuit, où notre groupe gagne l’Hôtel de la Couronne sur le quai Gustave-Addor.

Fig. 1. Itinéraire du voyage en train de Londres à Genève

C’est logiquement à partir de Genève que nous suivrons le récit de Miss Jemima.

Genève (dimanche 28 juin 1863).
« Le grand jour a révélé l’emplacement de notre hôtel et nous a fait découvrir à nos pieds le lac dont Byron célèbre les eaux d’un bleu intense dans ses Cantos, tandis que Voltaire les a faits siennes à Ferney, que Calame en a couvert ses toiles et que Davy les a analysées dans son laboratoire. L’enjambant, depuis l’entrée de notre hôtel, un élégant pont de douze arches mène aux esplanades et au bel Hôtel des Bergues. Le Rhône s’échappe d’un étranglement avec une vélocité qui rend le courant totalement innavigable. »

Jemima et ses compagnons se rendent à l’Eglise anglaise pour assister à l’office anglican avant de dîner (le récit ne donne pas le nom du restaurant, mais donne les 12 plats constituant le menu !). Dans l’après-midi, ils déambulent dans la vieille ville à la recherche de la maison de Calvin et celle où J-J. Rousseau serait né. Ils se heurtent aux portes fermées de la Cathédrale, passent par l’Esplanade de la Treille (le récit de J. évoque l’Escalade et sa commémoration !), avant de descendre sur le « boulevard » de Plainpalais…  Le ciel menaçant les incite à renoncer à se rendre à la pointe de la Jonction. Ils s’y rendront toutefois le lundi matin sous la pluie avant le petit-déjeuner et le départ en diligence pour Chamonix.

J’ai retenu de « cette expédition » le commentaire ironique de Miss Jemima :

« On doit à l’équité de préciser que cette singulière expédition fut entreprise dans le désir louable de voir les beautés naturelles du lieu et que, pour certains membres du club, il est plus satisfaisant de l’« avoir fait », que d’avoir vu de telles merveilles . »

1er jour du voyage dans les Alpes : Genève – Chamonix (lundi 29 juin 1863)

Fig. 2. Itinéraire du voyage dans les Alpes

Un service régulier et efficace de diligences fonctionne entre Genève et Chamonix. Le trajet dure 11 heures avec changement à Saint-Martin pour 84 km.

« Chaque tour de roue nous fait découvrir un panorama nouveau, ou un ancien sous un nouvel angle. Le Mont-Salève paraît se dresser telle une monstrueuse sentinelle au-dessus de la plaine. Bientôt le Môle, mont conique de 1860 mètres d’altitude, paraît nous boucher l’horizon, mais nous descendons [sic] la vallée de l’Arve, traversant la rivière sur un beau pont à double rangée d’arches. A partir des blocs de granit dispersés dans le val, à l’évidence arrondis par les eaux, nous pouvons nous faire une idée de la force du torrent lorsqu’il cesse ses fantaisies estivales et qu’il dépêche ses ambassades à travers les vallées jusqu’à la mer.  Nous passons par Nangy, un village où subsistent quelques ruines du Château de Faucigny , jadis réputé, aujourd’hui seulement pittoresque et, après une trentaine de kilomètres, nous voici dans le bourg de Bonneville,  où nous faisons une escale d’une heure dans la chaleur de la journée : quelle chaleur ! Une chaleur immobile, blanche, étincelante, qui se réverbère sur ces maisons de stuc blanchies à la chaux, une chaleur qui engendre le silence et doit envoyer les 1500 habitants au lit, car où sont-ils ? »

« Mais bientôt, dès cet instant, nous n’avons plus d’yeux que pour le Mont-Blanc, car dans la lumière vespérale qui faiblit nous avançons sous sa colossale ombre d’ébène. Tandis qu’il étend ses gigantesques contreforts des kilomètres devant nous, ses crevasses paraissent plus profondes en comparaison des torrents de glace gelés qui, pareils à des bras tendus depuis son sommet enneigé, l’attacheraient à la terre. Nous roulons en silence jusqu’à Chamonix, ses hôtels et son ancien prieuré. »

2e jour : Montenvers (mardi 30 juin 1863)

« Il nous faut choisir des bâtons ferrés : abusant de notre innocence, on nous en demande 2.50 francs, voire davantage, quand huit sous nous suffiraient. Mais qu’importe ? Nous délions notre bourse dans l’allégresse car nous n’étions que des débutants avant d’avoir acquis cet insigne officiel de l’alpiniste. »

« Puis il nous faut engager un guide parmi la multitude de ceux qui se pressent autour des hôtels, chacun attendant son tour : règle que les autorités font appliquer avec rigueur. Notre guide porte le nom fameux de Balmat : probablement doit-il sa position au nom plutôt qu’à quelques mérites éclatants qui les distingueraient. Même à Chamonix, il importe d’avoir un nom : en voilà une illustration. »

« Huit cents mètres de marche dans la vallée et nous bifurquons pour commencer l’ascension du Montanvert : nous peinons sur ces chemins en zigzag, sa raideur ne paraissant pas aussi alarmante, loin de là, que celle de la Flégère, bien que Balmat nous ait assuré du contraire. »

« Arrivés au petit hospice, nous nous retournons sur les 2000 m que nous venons de gravir puis regardons, devant nous, la Mer-de-Glace, qui sur la droite étend ses dix km de plaines accidentées. A l’opposé s’élèvent quelques-uns des plus hauts sommets de la région, l’ensemble constituant l’un des panoramas les plus célèbres du monde : L’Aiguille du Dru, l’Aiguille du Moine et l’Aiguille Verte qui forment une palissade devant les nuages à quelques 2200 m au-dessus du glacier et de Montanvert, sur la terre duquel nous nous tenons. La Mer-de-Glace elle-même, il est vain de chercher à la décrire, car aucune description ne saurait donner une impression exacte de la réalité. »

Si Jemima revenait aujourd’hui, elle aurait beaucoup de peine à reconnaître le paysage décrit…

Depuis 1850, la Mer de Glace a reculé de 2,4 km. Le glaciologue Christian Vincent précise que les glaciers alpins ont perdu 50% de leur surface en moyenne. « Après une période lente et régulière de décrue entrecoupée d’une petite avancée entre 1954 et le milieu des années 80, depuis 1963, la fonte des glaciers alpins s’est franchement emballée. Nous constatons une vraie rupture. Depuis 30 ans, les bilans de masse des glaciers alpins sont très négatifs. Et ils le sont encore plus depuis 2003 ». Cette fonte se traduit à la Mer de Glace par un recul de 700 m depuis 1993 et une perte d’épaisseur d’environ 80 m au niveau de la grotte de glace. (Source : Sylvain Coutterand, Nature & Patrimoine  en Haute-Savoie, nov. 2015).

3e jour : Chamonix – Sion (mercredi 1er juillet 1863)

Une longue étape attend le « Club »…

« A quatre heures du matin, le tintinnabulement des cloches d’un troupeau de bestiaux qui traversent le village nous arrache au sommeil. (…) Notre groupe compte neuf personnes et quatre mulets, pour nous permettre tour à tour de marcher et de chevaucher. A cinq heures, notre cavalcade s’ébranle sous la houlette de notre guide de la veille, Pierre Balmat. (…). Deux heures de marche nous conduisent au village d’Argentières dans lequel semble s’écouler le glacier du même nom »

Ils atteignent le Col des Montets : « Bientôt, écrit Jemima, nous voici à Vallorcine, village qui a été plus d’une fois emporté par les avalanches. »

« Nous franchissons le contrefort d’une autre montagne, lorsque la Tête Noire elle-même, coiffée de pins noirs, surgit devant nous depuis une élévation plus formidable encore. Une demi-heure, nous traversons cette forêt si obscure que c’est à peine si nous entrevoyons le ciel. (…) A la sortie de la forêt, nous entrons dans la grande prairie vallonneuse du Trient dont les flans désolés portent encore les traces des avalanches. (…) Avec le soleil au zénith qui nous tape sur les épaules tandis que nous gravissons péniblement le plus raide des sentiers, l’idée d’un froid glacial dépasse notre imagination. Et pourtant ! il suffit de lever les yeux un peu plus haut pour que notre regard se pose sur le plateau de neige du col de Balme à 2204 m au-dessus du niveau de la mer. (…) Enfin nous voici sur la crête. Le ciel soit loué : de l’ombre, du repos, des fraises des bois, et du lait que nous trouvons sous cette accueillante baraque au sommet de la Forclaz !

Suit une longue descente sur Martigny…

« La compagnie se retrouve tout entière autour de la table accueillante de l’hôtel Clerc de Martigny. (…) Assis dans la salle à manger, au terme de notre première longue journée de marche, avec notre faim nous sentons notre fatigue. Mr. James a parcouru les quarante km à pied, tandis que les dames ont marché en moyenne sur vingt-cinq km. N’étaient nos pieds fatigués, nous eussions été ravis de faire encore une demi-heure de route jusqu’aux ruines du Château de la Bâtiaz : nous nous contentons de le contempler au loin, cependant que notre artiste en fait un croquis à la hâte ». [D’après le casting, il s’agit de Miss Jemima !].

« Nous sautons dans le train pour une trentaine de km sur cette ligne de chemin de fer qui, une fois achevée, sera la merveille de l’Italie du Nord et le triomphe du génie moderne. (…) C’est alors que nous arrivons au terminus de Sion [La ligne de chemin de fer arrive à Sion en 1856 et le tunnel du Simplon sera inauguré en 1906]. »

Après avoir passé environ une semaine à guider un groupe dont l’effectif ne cessait de décroître, Thomas Cook abandonne les sept derniers participants les laissant se débrouiller tout seuls. Il rentre à Londres en passant par Lausanne et Neuchâtel. Nous retrouvons désormais nos sept Anglais à Sion.

« Nous arrivons à l’Hôtel du Lion d’Or, sinistre bâtisse de granit aux allures de prison, où tout paraît s’opposer à ce que nous restions, mais le second étage nous semble propre et nous y prenons nos quartiers pour la nuit. (…) Il est vingt-deux heures et le fond de l’air est si plaisamment frais que nous ne pouvons résister à l’idée d’une petite promenade pour voir l’un des châteaux de Sion. »

4e jour : Sion – Leukerbad (jeudi 2 juillet 1863)

« Mais revenons au petit-déjeuner. On n’échappe jamais au miel, servi sur une coupe ou en pot, et on lui fait honneur. Nous avons aussi droit à des craquelins [biscuit dur qui craquent sous la dent] de vingt cm de long pour un cm de large. Ils sont aussi fort appréciés, mais on dirait le pain de ce canton soigneusement calculé pour irriter un dyspeptique, et tous les adeptes du « Qui ne gaspille pas trouve toujours » ou du « Qui épargne gagne » croiraient voir un indigent famélique en chaque touriste qui extrait un cube de pain de dix cm d’une épaisse croûte immangeable. Question (la réponse ne se trouve ni dans les recommandations de Murray, ni dans celle de Baedeker) : les dentistes seraient-ils de mèche avec les boulangers ? »

« Notre voiture spacieuse part à neuf heures trente pour Loèche-les-Bains ou Leukerbad (…). Nous remontons la vallée sur une vingtaine de km entre les eaux turbulentes du Rhône et la voie ferrée, sur notre droite, les pentes couvertes de vigne et de maïs sur notre gauche. »

« Si luxuriante que soit la végétation et pittoresques que soient les paysages, nous remarquons ici quantité de crétins et de goitreux qui font peine à voir. En vérité, ce magnifique canton a la singularité d’être l’un des plus misérables et des plus mélancoliques de l’Europe du Nord. La superstition, l’ignorance, la misère et le manque d’hygiène, s’ajoutant à l’insalubrité d’une vallée étroite et basse, sont les causes de cette flagrante infortune. »

La première description de la maladie dans les Alpes date de 1220 (Jacques de Vitry). Depuis lors, le phénomène et l’accumulation des cas furent confirmés par des voyageurs et des savants tels Félix Platter (1536-1614), Albert de Haller (1708-1777), Horace-Bénédict de Saussure (1740-1799) et Heinrich Zschokke (1771-1848). Le terme, médical, de crétinisme date du 18e s. et a son origine en Valais. Elle vient de crétin ou crestien, expression dérivée du latin cristianus qui désignait un pauvre chrétien. (Comme un gros goitre passait pour un signe d’imbécilité, le « crétin des Alpes » trouva sa place dans les arts plastiques. Ainsi, dans bien des représentations de la Passion, les bourreaux se voient attribuer un goitre et des traits lourds.)

Les savants suisses furent des pionniers en ce qui concerne le traitement et la prévention du crétinisme. La chirurgie du goitre développée à partir du dernier quart du 19e s. et les observations scientifiques sur le crétinisme s’y rapportant valurent en 1909 à Theodor Kocher le prix Nobel de médecine, décerné pour la première fois à un chirurgien. Les mesures de prévention (iodage du sel) appliquée dès 1922 dans les Rhodes-Extérieures, puis dans toute la Suisse, furent les premières au monde. Aucun crétin ne naquit plus en Suisse et le dernier s’est éteint dans les années 1970. (Source : Dictionnaire historique de la Suisse).

Miss Jemima poursuit son récit :

« Puis, nous bifurquons et amorçons notre ascension de la Dala, l’une des plus belles gorges du pays. La route, autre exemple de la prouesse technique des Suisses, grimpe sur une quinzaine de km jusqu’à Leukerbad, à 1400 m au-dessus du niveau de la mer. La route n’est qu’une succession de zigzags, avec des parois rocheuses d’un côté, des précipices de l’autre. »

« Le village de Leuk, que nous venons de traverser, possède un singulier hospice fortifié, pareil à un donjon, dont chaque angle est garni d’une tourelle et percé d’une barbacane, vestige de la guerre à l’arbalète et des temps féodaux. »

« Parmi les merveilles de la route, il est un pont de trois arches, haut de 130 m, qui enjambe l’abysse béant, où s’engouffre la Dala contractée. » [La route moderne l’emprunte encore aujourd’hui].

« Nous atteignons Leuekerbad, ville estivale de bains et chalets-hôtels, que protège l’immense amphithéâtre de la Gemmi qui, sur plus de 3 km, couvre ses pentes vertes de son ombre. A peine avons-nous mis pied à terre que la cloche sonne, si bien qu’après une toilette hâtive nous prenons place dans la salle à manger de l’Hôtel des Frères Brunner. »

5e jour : Leukerbad – Kandersteg (vendredi 3 juillet 1863)

Après un réveil à 5 h, nos Anglais vont observer discrètement les curistes:

« Dans l’un des bassins, nous reconnaissons une dame qui était notre vis-à-vis à la table d’hôte la veille. Elle prend son petit-déjeuner enfoncée dans l’eau jusqu’aux épaules en s’aidant d’un plateau de bois sur lequel sont posées une minuscule cafetière, une portion de beurre et des tranches de pain. Tout autour du bassin, on aperçoit des sièges ou des bancs où sont assises des personnes en robes rouge ou bleu foncé. Un monsieur moustachu, qui se considère dans la fleur de l’âge, travaille le cuir sur sa table flottante ; d’autres baigneurs se préparent à une partie de dames, cependant qu’un bonhomme ventru aux épaules voûtées fait quelques brasses à travers le bassin pour aller saluer quelques dames installées dans l’angle opposé. »

« A 7 h, nos deux mulets, nos guides et nous, tournons le dos aux scènes amusantes de Leukerbad pour entamer l’ascension de la Gemmi. »

« Les 4 premiers km de notre expédition à travers de verts pâturages au pied de la Gemmi perpendiculaire : parcourant des yeux sa paroi verticale et nue, nous avons de la peine à découvrir un sentier et à comprendre comment nous allons l’escalader jusqu’au sommet. A certains endroits, le chemin se réduit à un simple couloir creusé dans la paroi de cette immense falaise, juste assez large pour laisser passer un mulet ; à chaque zigzag, nous surplombons un précipice de 150 m ou plus. »

« Voici que commence pour nous le temps des épreuves : nous abordons les lacets intermédiaires. Aux passages les plus périlleux, a été installé un petit parapet et une corde en guise de protection. Nous abandonnons ici nos mulets, car nous pensons que deux pattes requièrent moins de prudence que six. »

Miss Jemima avait-elle connaissance de l’accident survenu deux ans auparavant et relaté dans l’édition 1870 du Baedeker : « Eviter la descente à cheval : en 1861, une certaine comtesse d’Herlincourt a glissé de sa selle dans le précipice et a été tuée net ».

« Le sommet atteint, nous saluons notre premier champ de neige : récompense qui suffit à nos peines. »

S’ensuit une bataille de boules de neige, qui voit l’un des participants perdre son œil de verre !

« Puis commence notre descente, par le sentier muletier qui longe le redoutable Daubensee, « bonne image de malaise, de ténèbres et de peines ». Ce lac d’eau noire, qui ne reçoit que la neige fondue, est bordé de « roches calcaires nues et flétries, qui paraissent trop ingrates pour nourrir jusqu’au lichen le plus coriace ». (…) C’est un vrai soulagement que d’apercevoir au loin l’auberge solitaire du Schwarenbach et quelques signes d’habitation humaine. Nous nous arrêtons à cette petite auberge pour prendre le thé de midi. »

« Notre descente vers Kandersteg est raide et rapide (…).Fleurs, forêts et herbages foisonnent parmi les calcaires verdoyants de mousse et de lierre, cependant que la Kander bondit, murmure, ou joue à nos côtés (…). La première habitation que nous croisons est l’Hôtel de l’Ours, où une jolie et bonne aubergiste vient à notre rencontre. (…) Nous décidons de passer ici la nuit plutôt que de marcher jusqu’à Frutigen, à quelques km de là. »

6e jour : Kandersteg – Interlaken (samedi 4 juillet 1863)

Après un petit-déjeuner hâtivement avalé, le groupe d’Anglais saute dans une vieille carriole qui dévale vers Frutigen…

« Les chalets qui bordent la route sont les plus sophistiqués que nous ayons pu voir jusqu’ici, et leurs jardins sont les mieux tenus, comme ce nouvel  hôtel aux pelouses impeccables. Nous sommes désormais, et visiblement, en pays protestant », constate Miss Jemima.

A Spiez, notre groupe saute sur une barque qui leur permet de rejoindre un bateau à vapeur qui les conduit à Neuhaus, où une calèche les attend pour Lauterbrunnen. But de la course : la cascade du Staubach, « l’une des cascades les plus célèbre de Suisse, claire, hardie, céleste », selon le guide Worldworth.

Voici ce qu’en dit Miss Jemima:

« Mots qui prennent tout leur sens lorsque, levant la tête, on contemple, perdue dans les nuages et le firmament, cette chute de 300 m. Elle a la particularité de jaillir perpendiculairement à la paroi rocheuse, et de se déployer gracieusement en éventail, poussée par les mouvements imprévisibles du zéphyr comme un voile scintillant au soleil. »

« Le chemin qui mène du Staubach à l’auberge est bordée de nombreuses petites échoppes taillées dans le bois. De jeunes mendiants vous proposent ici une fleur, là un caillou. »

De retour à Interlaken, nos infatigables voyageurs prennent leurs quartiers à l’Hôtel du Lac, situé en bordure du lac de Brienz. Ils récupèrent leurs malles envoyées depuis Chamonix, ce qui permet enfin à ces dames de paraître « dans leurs plus beaux atours » pour arpenter le Kursaal et déambuler le long des allées plantées de noyers.

7e jour : Interlaken (dimanche 5 juillet 1863)

En ce jour de « repos », nos Anglais, en bons anglicans, commencent par assister au culte luthérien, puis visitent les ruines du Château de Ringgenberg et enfin le cimetière luthérien et le cloître d’Unterseen, où le groupe suit les pas de Paul Flemming…

8 jour : Interlaken – Grindelwald (lundi 6 juillet 1863)

Voici déjà nos Anglais à cinq heures et demie en route sur leur cabriolet qui remonte la vallée de Lauterbrunnen.

« A Lauterbrunnen, nous abandonnons notre voiture, ne comptant dès lors que sur nos jambes et nos alpenstocks. Puis, sacs au dos, nous tenons tête aux propositions scandaleusement élevées d’un essaim de guides. Devant notre détermination, ceux-ci reconsidèrent finalement leurs prix. L’un d’entre eux l’emporte, qui devient à la fois notre guide et notre porteur, et notre paquetage ingénieusement agencé dans une sorte de chaise en bois sur ses épaules, nous voilà partis. »

« Après la dernière escalade, nous faisons halte devant le merveilleux panorama. A gauche la Jungfrau et ses satellites couverts de neige, à droite Interlaken assoupie dans le soleil – le Château d’Unspunnen, les collines -, les lacs de Thoune et de Brienz, l’isthme qui les relie comme un ruban de terre. Plus loin encore se dressent le Niesen et bien d’autres pics dont nous ignorons le nom. Une demi-heure de marche nous mène au sommet de Wengernalp, en face duquel se tient l’Eiger, droit et pointu comme une sentinelle, le Mönch encapuchonné, la Jungfrau chatoyante, le Silberhorn, et le Schrekhorn, appelé à juste titre l’Empereur de la Vallée. »

S’ensuit une longue descente sur Grindelwald et l’Hôtel Adler où notre groupe se remet de sa fatigue…

9e jour: Grindelwald – Giesbach (mardi 7 juillet 1863)

La matinée est consacrée à une excursion sur le glacier supérieur de Grindelwald. Après le repas pris à l’hôtel Bär de Grindelwald, une diligence – redescend le club à Interlaken où il embarque pour Giessbach:

« L’après-midi est magnifique, et cette croisière tranquille sur le lac, délicieuse. Nous abordons un ponton proche des chutes de Giessbach. Cette merveille se compose de plusieurs cascades, qui grimpent par paliers à plus de cent cinquante m. Bien que de dimension plus modeste, Giessbach rivalise en beauté, et en richesse avec ses ainées. Les sombres futaies et les talus herbeux qui l’environnent lui confèrent l’aspect d’un parc bien tenu. »

« Nous demandons à être hébergé dans le Grand Hôtel, mais sans succès. Les 150 lits sont tous occupés. La direction nous propose un chalet dans le parc de l’hôtel, où nous serons de l’avis du directeur, à l’abri de toute intrusion. Nous saisissons cette occasion qui cadre si bien avec nos goûts. (…) Après nous être copieusement abreuvés de [thé], nous voilà descendus de notre balcon pour explorer le parc, et franchir en tous sens les ponts qui enjambent chaque cours d’eau. L’ombre des conifères, puis de vertes collines, nous conduisent à la vue du Château de Ringgenberg, qui étend sa cape noire sur l’ample feuille de verre que fait le lac sous les rayons dorés du soleil couchant. »

10e jour : Giesbach – Rigi Kulm (mercredi 8 juillet 1863)

« Après une demi-heure de navigation sur le lac de Brienz, nous accostons à l’embarcadère de la cité du même nom. »

De là, les membres du club – répartis sur une diligence et une calèche – prennent la route du col du Brunig…

« Cette route, comme celle qui surplombe la Dala, a valu aux Suisses, le titre de meilleurs cantonniers de l’Europe. La chaussée est étayée d’arcs-boutants de granit. En un endroit, elle passe sous un immense rocher qui la recouvre entièrement. »

« A Alpnach, nous troquons la fournaise de la diligence pour la fraîcheur d’un bateau. »

« Après le déjeuner [à Lucerne] et nos préparatifs pour l’ascension du Rigi, nous voilà sur le bateau qui nous conduit au pied de la montagne, en compagnie de passagers d’aspect et de caractères variés. (…) Le bateau accoste à Weggis. »

« Si chaque homme ou muletier, qui fond sur nous à notre arrivée avait été une guêpe, et chacune de leurs paroles une piqûre, Weggis aurait  certainement eu raison de nous. Ces importuns nous encerclent et nous assaillent de partout. Nous ne lésinons devant aucun effort, et rusons de notre mieux pour échapper à leurs tentacules. Mais les derniers espoirs de ces quêteurs s’évanouissent lorsque la plus jolie dame [Miss Sarah] leur annonce que nous avons fait le Mont-Blanc. »

Miss Jemima donne des informations précises, vraisemblablement puisées dans son guide, sur la nature géologique du Rigi :

Le nagelfluh est formé de matériaux charriés par la Reuss primitive, cimentés et agglomérés en roche résistante. Les nombreuses couches de nagelfluh alternent avec des couches gréseuses et marneuses plus tendre. A la fin de l’orogénèse alpine, elles se sont dressées et orientées de biais tandis que dans l’est du Rigi le front d’un pli calcaire glissait sur la molasse.

Reprenons le récit : « Multiples seront les ressources que nous trouverons pour conquérir ses flancs escarpés. Le rythme est d’abord enlevé, puis il ralentit. Nous tentons de marcher par trois, en battant la mesure à l’aide de nos alpenstocks. »

« Nous passons devant la petite chapelle de la Sainte-Croix, pas plus grande qu’une maison de vacances. Dans le chalet qui la jouxte, où nous nous arrêtons, nous vidons les gobelets de cristal, pleins à ras bord, que tendent nos hôtes aux pèlerins déshydratés que nous sommes. (…) Notre chemin devient plus ombragé, et nous devons admettre que le soleil se couchera avant que nous n’ayons atteint le Kulm. Nous n’avons pas pensé que 14 km en montagne en valent à peu près 20 en plaine. Nous sommes cependant décidés à aller jusqu’au bout sans l’aide de mulets ni de chaises à porteurs. »

« Une arche naturelle enjambe le chemin. Elle se compose de 2 énormes blocs de pierre dominés par un pignon, qui les tient solidement amarrés l’un à l’autre tout en produisant le meilleur effet. » [Felsentor]

« Quelqu’un annonce une maison en vue. Nous produisons un grand effort, convaincus qu’il s’agit du Staffel, à une vingtaine de minutes de marche du sommet. Pas de chance, ce n’est que le bâtiment de cure thermale. » (Ce lieu correspondant vraisemblablement à Rigi Kaltbad, station qui connut un grand succès avec l’arrivée du chemin de fer Vitznau – Rigi Kulm en 1871).

« Enfin, au terme de patients efforts, nous accédons à une sorte de plateau. Et si étrange que cela puisse paraître, toute trace de fatigue s’est dissipée – chassée par l’air enivrant de la montagne. Nous marchons à présent à grands pas, agiles et dégagés, le long du pic que l’on voit disparaître dans les premières ténèbres de la nuit, et qui domine le lac d’une hauteur vertigineuse. Ici encore, une élévation nous masque une pente escarpée, aussi abrupte que les barres de la lettre « W » – la dernière, dans un dernier effort car à présent nous apercevons la silhouette du Rigi-Kulm au-dessus de nous. »

« Nous ne nous traînons pas [à table], car il est déjà dix heures. A trois heures du matin, nous nous lèverons avec la multitude du Kulm, aussi fervents que des dévots persans pour rendre notre hommage au soleil. »

« Ouvrant nos fenêtres à deux heures du matin pour admirer les majestés de l’Oberland et toute leur cour, nous recevons en guise d’accueil, la morsure du froid. Ces kilomètres de pyramides enneigées, se détachant sur le vide d’un gris profond, à cet instant où la nuit expire et le jour se lève, forment dans leur silence, une scène d’une beauté redoutable ! Assez émouvante, vous pouvez m’en croire, et gravant pour toujours dans nos cœurs une impression sublime. »

« A trois heures, les notes sinueuses du cor matinal nous parviennent, leur écho grandissant au fur et à mesure qu’il approche de nos portes. (…) en moins de dix minutes, la ruche bourdonne, et se lance à l’assaut des pentes herbeuses du Kulm. Le groupe des assaillants est aussi disparate que le décrivent les guides et les articles. »

« Deux vendeurs ambulants de trousses brodées, stimulés par l’appât du gain, étalent la marchandise de leurs boutiques improvisées. Hommes crédules qui pensent pouvoir briser le monopole du lever de soleil sur le Rigi, à l’instant où celui-ci, dans la majesté de son apparition, émarge des couches brumeuses du petit matin et, de son œil rubis, éclaire le teint de cendre de l’arène de glace de ce rose céleste qu’on appelle « cuisse de nymphe émue ».

« L’ampleur de ce panorama grandiose est inouïe et, retenant notre souffle, nous contemplons le jour se lever sur ce cirque de cinq cents kilomètres de sommet, de vallées, de lacs, et de villages. »

Comment comprendre l’attractivité du Rigi au temps de Miss Jemima ?

Le Cook’s Tourist’s Handbook affirmait : «Vous ne verrez jamais plus beau lac de votre vie ». La forme tortueuse du lac des Quatre-Cantons confère au rivage accidenté une proximité quasi permanente, comme si les montagnes descendaient jusqu’à l’eau claire pour y tremper leurs pieds. L’une de ces montagnes est le Rigi, que l’on appelle aussi la « reine des montagnes » (mons regina).

Cependant dans un pays qui possède 48 sommets dépassant les 4000 m, le Rigi, avec ses 1797 m, fait figure de simple butte. Alors pourquoi 1,25 millions de passagers prennent-ils chaque année le Rigi Bahn qui monte jusqu’à son sommet ? Ils veulent tout simplement admirer le panorama à 360° : le Rigi se tient se tient magnifiquement à part des montagnes environnantes, presque totalement entouré par le lac et, par temps clair, on peut y voir toutes les Alpes – « Tout autour, la splendeur du monde », commenta Goethe dans son journal.

En 1863, il y avait environ 1000 lits à disposition des hôtes du Rigi et, 20 ans plus tard, même deux fois plus. Peu de chose rappellent encore cette période faste du tourisme. L’âge d’or prit fin au cours de l’été 1914, comme partout en Suisse d’ailleurs. Lors de la reprise à la fin des années 20, il était trop tard pour que les hôtels du Rigi puissent se remettre. Le premier hôtel du Kulm brûla en 1935, et les deux restants commencèrent à tomber en ruine.

En 1952, les grands hôtels du Kulm étaient laids, mal entretenus, et si grands qu’ils gâchaient la vue que l’on avait du sommet. Une campagne du Heimatschutz (PatrimoineSuisse aujourd’hui) basée sur la vente de l’Ecu d’or permit de collecter 330’000 francs pour restaurer le Rigi dans son état naturel. Le Regina Montium et le Schreiber, qui avaient symbolisés pendant si longtemps le triomphe du tourisme, furent démolis et remplacés par un hôtel plus petit et plus sombre dans le style d’un hospice alpin.

Pour le 50e anniversaire du Heimatchutz, les derniers vestiges des hôtels furent réduits en cendre dans un feu de joie géant au sommet du Rigi. L’âme de la montagne fut sauvée – pour être finalement vendue 10 ans plus tard sous la forme d’une gigantesque antenne radio-télécoms… 

La plupart des hôtels où nos Anglais ont séjourné ont disparu. Par chance, les propriétaires du nouvel hôtel Rigi Kulm ont conservé à Schwytz les registres depuis 1816 et, à la demande du journaliste Dicon Bewes, ont retrouvé la page du 8 juillet 1863.

C’est sur ces hauteurs que mon chemin s’écarte de celui de la petite troupe du Junior United Alpine Club qui redescend du côté de Kussnacht pour embarquer une dernière fois sur le vapeur qui les ramène à Lucerne où elle prend le train pour Neuchâtel, puis Paris, avant de regagner la terre natale…

Bibliographie

Toutes les citations proviennent du premier ouvrage ci-dessous :

MORREL Jemima. Voyage dans les Alpes en 1863, Cabédita, Yens, 1995.

Traduction de Miss Jemima’s Swiss Journal. The first Conducted Tour of Switzerland, Putnam, Londres, 1963 (centième anniversaire du 1er voyage en Suisse).

BEWES Diccon. Un train pour la Suisse, Helvetiq, Lausanne, 2014.

FINCK Heinz Dieter. Via Cook – Eine Tour de Suisse zu Fuss, per Schiff, per Bahn, Via Storia – Kulturwege Schweiz, Weber AG Verlag, 2013.

RUTTIMANN Sylvie, SCHMIDT Carlo & al. Loèche et environs, Via Storia – Centre pour l’histoire du trafic, Weber AG Verlag, 2013.

TISSOT Laurent. Naissance d’une industrie touristique. Les Anglais et la Suisse au XIXe s., Payot, Lausanne, 2000.

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