Le Musée d’Art de la Suisse Italienne de Lugano (MASI Lago) présente jusqu’au 26 janvier 2025 une exposition très intéressante du photographe italien Luigi Ghirri.
Né en 1943, mort en 1992, Luigi Ghirri est issu de l’école de photographes du “non-événement”, du “non-spectaculaire”, inspiré notamment par des artistes de la photographie documentaire comme Walker Evans aux Etats-Unis. A l’inverse de photographes comme Henri Cartier-Bresson par exemple, il ne cherche pas l’instant magique, l’image saisie sur le vif, mais s’intéresse aux scènes et objets de la vie quotidienne.
Pour le géographe, les images de Luigi Ghirri sont particulièrement intéressantes, car elles remettent en question notre façon de regarder et de valoriser les paysages. En effet, ses photographies montrent des lieux ordinaires, ceux que l’on ne penserait jamais photographier car jugés trop banals ou pas assez esthétiques. L’intention de Ghirri est de montrer qu’il n’existe pas de paysages beaux ou laids en eux-mêmes, comme il n’existe pas de lieux intéressants ou non-intéressants (que certains ont appelé à tort des “non-lieux”…). Et ses photos sont très convaincantes à ce propos ! Un Luna-park, une simple ferme, une station-service peuvent faire naître un paysage, car comme l’écrivait Pierre Sansot, “il n’existerait pas un paysage mais une multitude de paysages en puissance autour d’un lieu et le long d’une déambulation. Par notre manière de nous laisser affecter ce jour-là, par notre disponibilité ou notre aimantation singulière, nous préparerions l’élection d’un de ces Paysages”.
Cette vision sous-entend également que tout paysage peut se révéler digne d’intérêt, y compris les “paysages ordinaires”, les paysages familiers que nous traversons quotidiennement, ceux qui servent de décor aux mini-événements de notre existence, qui sont les témoins de nos actions et de nos sentiments. Dans un bel ouvrage collectif intitulé The interpretation of ordinary landscapes, des géographes américains se sont intéressés, à la fin des années 1970, à la question du paysage, reprise peu après dans la littérature française par des ouvrages scientifiques aux titres évocateurs : Des paysages, pour qui, pourquoi, comment ? ; Variations paysagères ; Mort du paysage ?. En France, on se souvient de la Mission Photographique de la DATAR de 1984, pour laquelle il fut demandé à douze photographes de représenter le paysage français, afin d’inventorier la richesse patrimoniale du pays dans son aspect “réel”. Pour en revenir à la photographie italienne, en cette même année, Luigi Ghirri, entouré d’une vingtaine de photographes italiens et étrangers, projeta de parcourir le pays en vue d’une exposition de photos et d’un ouvrage, intitulés Voyage en Italie. L’idée était de saisir le pays comme il se présente en dehors des clichés habituels, ceux véhiculés par les médias et les photos de beaux paysages touristiques. Luigi Ghirri fait remarquer en effet que “l’image finale que le touriste a de l’Italie est celle des Faraglioni de Capri. Mais pour y arriver, il y a 800 km d’autoroute, avec ses paysages”.
Cependant, pour “faire naitre” un paysage à la vue d’une image de lieu ordinaire, il faut savoir manier l’art photographique, et l’exposition présentée à Lugano est éloquente à ce point de vue : les images révèlent d’étonnantes qualités artistiques qui rendent tout reproduction parfaitement impossible. Ghirri joue sur plusieurs registres : le choix de la taille des images ainsi que du type de papier photographique parfaitement adaptés aux contenus ; une qualité de lumière et de tonalités propre à chaque sujet ; un degré de précision étudié en fonction de l’effet voulu, jouant sur l’aspect “impressionniste” ou au contraire “réaliste”. Certaines photos sont ainsi volontairement peu “piquées”, ou peuvent sembler, au premier abord, trop petites, ou présentent des dominantes troublantes. Mais après quelques secondes d’observation, l’image mentale voulue par l’auteur prend forme et on comprend la raison de ces différents choix ! Cet effet quelque peu magique de la confrontation directe avec l’œuvre d’art ne pourrait évidemment pas se produire face à un écran ou même à une impression sur papier, raison pour laquelle nous recommandons la visite de cette exposition au MASI de Lugano. Notons encore que l’architecture du bâtiment et sa position au bord du lac, dans cette ville si plaisante, valent à elles seules le voyage !
Nous avons choisi de présenter l’intérêt des photographies de Luigi Ghirri sous l’angle du paysage, en lien avec notre discipline. L’exposition aborde cependant bien d’autres questions intéressantes pour le géographe, réunies sous le thème du Voyage. Les parties qui la composent se déclinent ainsi : Paysages en carton ; Montagnes, lacs, soleil et mer ; Voyages à la maison ; Un atlas en trois dimensions ; Voyages en Italie.
Référence des œuvres citées :
P. Sansot, Variations paysagères, Paris, Klincksieck, 1983, p. 64.
D.W. Meinig (et al. eds), The interpretation of ordinary landscapes, New York, Oxford University Press, 1979.
Ghirri L., Leone G., Velati E., 1984, Viaggio in Italia, Alessandria, Il Quadrante. Réédition : Macerata, Quodlibet, 2024.
Ghirri L., 1984, “Nel regno dell’analogo”, [Interview avec Mario Belpoliti], in : Valtorta R. (ed.), 2004, Racconti dal paesaggio, Milano, Lupetti, p. 18.
Renato Scariati, Société de Géographie de Genève, rscariati@yahoo.com