Les bisses du Valais : mythes et réalités par Christian MOSER

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Nombreux d’entre vous ont parcouru cet été les chemins ombragés et peu pentus longeant les bisses valaisans. Un certain nombre de questions vous sont peut-être venues à l’esprit : De quand datent-ils ? Qui les a construits ? Sont-ils encore utilisés de nos jours pour l’irrigation ? Les deux colloques internationaux sur les bisses organisé à Sion par la Société d’Histoire du Valais Romand (1994 et 2010) ont apporté quelques éléments de réponses.

Premier constat : Si l’on superpose la carte des bisses valaisans (plus de 400 tracés répertoriés à ce jour à l’inventaire des bisses du Valais), on constate qu’elle coïncide parfaitement avec la zone de précipitations inférieures à 800 mm, soit : le Valais central de Martigny à la basse vallée de Conches y compris les vallées latérales de la rive gauche du Rhône, telles les vallées de Saas, Anniviers, Hérens, par exemple. Si cette zone climatique que les géographes qualifient de semi-aride permet des cultures de céréales sans recours à l’irrigation, elle ne convient toutefois pas à une production intensive de fourrage indispensable à un élevage bovin.

Si jusqu’au Moyen Age, les populations montagnardes pratiquaient essentiellement l’élevage de moutons et de chèvres, la situation va changer à partir du 13e et surtout 14e siècle : La forte diminution de la population consécutive aux grandes épidémies de peste du début du 14e siècle – jusqu’à 50% de la population – libéra des terres mises à profit par les populations survivantes pour développer l’élevage de bovins (cf. les travaux de Pierre Dubuis à partir des foires des vallées des Dranses au 14e siècle). Or, l’alimentation des vaches nécessite des quantités de fourrage impossibles à satisfaire sans le recours à l’irrigation des prairies.

Ce n’est donc pas un hasard, si l’on enregistre une véritable explosion de conventions relatant la construction de « nouveaux bisses » dès la fin du 14e siècle (cf. les travaux de Denis Reynard). Les dénominations « Bisse neuf », « Torrent-Neuf », etc. montrent bien que les premiers bisses, vraisemblablement plus courts et moins audacieux, sont certes plus anciens (11e, 12e, 13e siècle ?), mais il n’en reste ni trace écrite, ni vestiges. Le facteur climatique a aussi joué son rôle : à partir du 14e siècle, le climat des Alpes entre dans une période chaude qui durera jusqu’au 17e où débute le Petit Age Glaciaire. Ainsi, le recul des glaciers était encore bien plus marqué qu’à l’heure actuelle (Le col du Saint-Théodule ou le col d’Hérens étaient par exemple complètement déglacés et très fréquentés comme en témoignent de récentes découvertes archéologiques !). Ce réchauffement climatique contraint les collectivités locales à prolonger les anciens bisses et à déplacer les prises d’eau en amont des torrents glaciaires (cas de la Lienne, de la Morge de Conthey, par exemple), voir même à tracer de nouveaux bisses à travers des parois rocheuses verticales.

En se basant sur des dénominations qui ont traversé les siècles jusqu’à nos jours (« Bisse des Sarrasins », « Bisse des Paiens », etc.), certains auteurs avaient fait l’hypothèse que les premiers bisses auraient été construits par des populations venues d’Afrique du Nord, voire par les Romains… Or, des études historiques ont prouvé déjà au 20e siècle que la présence de population venue d’Afrique du Nord dans les Alpes valaisannes relève du pur mythe. Si les termes de « Sarrasins » et de « paiens » furent effectivement utilisés, on sait aujourd’hui qu’ils désignaient des populations anciennes et non christianisées qui ont pu survivre longtemps dans les vallées latérales. Quant aux Romains, s’ils ont bâti des aqueducs et des canaux en plaine (comme celui qui amenait l’eau depuis Bovernier jusqu’à la ville d’Octodure), ils n’ont jamais porté intérêt aux versant de la plaine du Rhône et encore moins aux vallées latérales.

A l’autre extrême, les premières descriptions des bisses qui datent du début du 20e siècle, en attribuent souvent la construction aux villageois (le « génie local »). S’il est indéniable que les très anciens bisses, ainsi que les bisses « secondaires » qui irriguent les prairies ont été creusés et entretenus par les paysans, les travaux de Peter Kaiser, entre autres, ont prouvé que pour bâtir les ouvrages spectaculaires du 15e siècle (Torrent-Neuf, Grand bisse de Lens, Bisse d’Ayent, etc.), les collectivités locales (communes ou prieur dans le cas de Lens) ont fait appel à des artisans spécialisés, peut être venu du Val d’Aoste pour certains, dont on retrouve parfois le même nom dans plusieurs conventions. Il est vrai par contre que les commanditaires fournissaient la main-d’œuvre locale et qu’une fois les bisses supérieurs (ceux qui traversent les parois rocheuses vertigineuses…), la remise en eau à chaque printemps était l’affaire des « corvées » exécutées par les consorts (membres des consortages) !

Troisième question : les bisses, utiles ou simple argument de tourisme de randonnée ou culturelle ? Les nombreuses publications d’Emmanuel Reynard, professeur de géographie à l’université de Lausanne et grand spécialiste de la question, apportent une réponse nuancée : « La plupart du temps, il y superposition de la fonction agricole et touristique, le bisse continuant de fonctionner comme infrastructure agricole, tout en devenant, en plus, un lieu d’activités touristiques (bisse d’Ayent par exemple) ».

Le Musée valaisan des Bisses a été inauguré en 2012 à Botyre dans la commune d’Ayent.  (www.musee-des-bisses.ch  – nombreux liens sur les bisses du Valais).
Terminologie : Le mot « bisse » – utilisé uniquement pour les bisses valaisans – provient des termes patois bis, bai, bi, bye, qui désignent tous des biefs, soit les canaux d’irrigation amenant l’eau des torrents glaciaires (les seuls qui ont un débit suffisant en été) au sommet des prairies, puis dans les vignes et jusqu’en plaine (arboriculture fruitière). Les Hauts-Valaisans les désignent par le mot « Suonen », les Valdotains par le terme « ruz ».

Légende des photos
Le bisse d’Ayent, construit suite à une décision prise par les habitants en 1448, comporte un ouvrage audacieux sous forme de chéneaux suspendus à des boutsets fichés dans la paroi de Torrent-Croix. Une galerie percée en 1831 a remplacé cet ouvrage dont la remise en état à chaque printemps était particulièrement périlleuse. C’est cette partie du bisse, restaurée il y une dizaine d’années qui a été choisi par la Banque nationale pour figurer sur le nouveau billet de Fr. 100 qui sera mis en service en 2019 ! Les photos ont été prises sur le tronçon situé entre la route du Rawyl et la route d’Anzère.

Christian MOSER, Société de géographie

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