Par Roland Meige, Société de Géographie de Genève
« Frontières liquides », le titre d’un ouvrage récent de Daniel de Roulet1, qui m’amène à d’autres lectures, et à une autre région, le sud-ouest des Balkans. La région, toujours agitée de vents contraires, n’a vraisemblablement pas encore trouvé une configuration politique satisfaisant la mosaïque de peuples occupant ces territoires depuis les temps les plus anciens.
L’Écho du lac », de Kapka Kassabova2
Ohrid, le lac, les roselières, on trouve tout bien décrit chez Kassabova, où elle revient lors d’un premier retour dans le terroir d’origine de sa grand-mère. Ohrid, maintenant en Macédoine du Nord, dernière appellation adoptée. Sur 465 pages, l’auteure déploie une large fresque, humaine et sociétale, de la situation de la région telle qu’elle la voit en débuts de XXIe. siècle. Alternant allègrement souvenirs familiaux, récit de voyage et regional studies, pour le dire dans la langue d’origine de l’ouvrage, c’est un dense kaléidoscope qu’il faut, au fil des pages, ajuster.
Kapka Kassabova est originaire de Bulgarie, naissance à Sofia en 1973, qu’elle quitte, en famille, à l’adolescence pour des antipodes anglo-saxons, la Nouvelle-Zélande ; et un retour, adulte, en Europe, en Ecosse. Les gens des Balkans sont familiers de ces exodes, souvent seule voie de survie – matérielle comme intellectuelle. De cette riche expérience de vie, l’auteure se trouve équipée d’un estimable bagage pour décrire, à distances variables, avec précision autant que sensibilité, les nombreux personnages qu’elle croise, qu’elle recherche, lors de ce retour aux Balkans.
D’Ohrid, elle lorgne de l’autre côté du lac, vers sa rive albanaise, comme l’ont toujours fait les habitants de la rive macédonienne, et qui fut yougoslave. Et puis, évidemment, des souvenirs, des mémoires de la Bulgarie des origines, et des « lisières »3 qui frangent la région. Sous-titre approprié : « Guerre et paix à travers les Balkans ». Le cosmopolitisme de bon aloi de l’auteure lui permet un panachage de tonalités dans l’approche de ses personnages, entre touches slaves et rationalisme anglo-saxon.
Et c’est très réussi, nous valant des moments de pur bonheur littéraire, d’alternance entre tragique et truculence. Kassabova livre d’intéressantes descriptions sur les conditions de vie dans cette région de triple frontière, entre Macédoine, Grèce, et Albanie, les entraves successives aux déplacements, l’impact des turpitudes politiques sur la vie de gens finalement semblables derrière toutes ces frontières jalousement revendiquées. Le récit a pour point d’amarrage le Lac Ohrid, Macédoine, perle de sérénité dans un paysage physique autant que politique et humain assez tourmenté.

Les lacs d’Ohrid et Prespa, aux frontières entre Macédoine du Nord (ex-Yougolsavie), Grèce et Albanie.
Échelle 2 cm = env. 5 km. / © Google Map.
« One-Arm Swim to Freedom”, de Paul B. Pavlovich
J’avais gardé sous le coude le récit, d’abord oral puis finalement couché sur le papier et obtenu en 2022 après d’insistantes demandes et force libations, d’un ami, architecte étasunien d’origine serbe, feu Paul B. Pavlovich (1932-2024). Il avait fui son pays d’origine en 1954, à la nage, par le Lac Prespa4 – une aventure risquée en « frontière liquide ». J’obtiens de sa famille l’accord pour vous livrer en exclusivité ce document, pour moi chargé d’émotion, ayant côtoyé, avec respect et profonde amitié, son auteur. Voici, version française.
Paul B. Pavlovich
Ma fuite de Yougoslavie en 1954
UNE NAGE A UN BRAS VERS LA LIBERTÉ
titre original: My Escape from Yugoslavia in 1954. ONE-ARM SWIM TO FREEDOM
En octobre 1945, Belgrade a vu un régime cruel remplacé par un autre. La croix gammée est sortie, la faucille et le marteau sont entrés, tous deux rapidement utilisés avec vengeance. Quelques jours après que les vainqueurs, les partisans yougoslaves et les troupes soviétiques, aient pris le contrôle de la ville, nous avons vu de nombreux amis, voisins, citoyens éminents, des gens de tous horizons, disparaître du jour au lendemain, certains pour de bon. Avec les collaborateurs nazis arrêtés, des dizaines de milliers de personnes que le nouveau régime craignait de voir entraver la marche vers le socialisme ont été exécutées sommairement. Très peu des personnes arrêtées ont été jugées (sans défense) devant des tribunaux militaires ou civils, la plupart ayant été incarcérées ou envoyées dans des camps de travail sans procès. La torture omniprésente était la forme préférée de représailles, procurant une satisfaction maximale aux zélotes révolutionnaires. Des chiffres publiés après l’ère Tito révèlent qu’environ 250 000 personnes ont péri au cours des six premiers mois du régime communiste rien qu’en Serbie.
Toutes les entreprises privées et les terres de plus de quelques hectares ont été nationalisées. Un minimum de surface habitable a été fixé pour les différentes tailles de familles, le surplus revenant à l’État. La villa de 5 chambres de mon voisin a été divisée en une zone d’une chambre pour sa famille, le reste étant attribué à un officier de la Nouvelle Armée. Notre maison et notre terrain étant en dessous du seuil d’appropriation, nous n’avons pas eu à partager notre salle de bain avec le prolétariat.
Certains de nos enseignants ont été remplacés par des cadres plus jeunes et politiquement corrects. Il a fallu un an pour écrire et imprimer de nouveaux livres d’histoire, nous devions donc prendre des notes. L’histoire peut changer vite ! De nouveaux cours ont été introduits en tant qu’outils d’endoctrinement communiste. Les enfants étaient contraints de rejoindre le Mouvement de la jeunesse communiste, ce que certains de mes amis et moi avons refusé de faire, nous reléguant ainsi à la classe de la bourgeoisie décadente, considérée comme une menace potentielle pour le Nouvel Ordre.
En 1951, mon père a été arrêté pour ne pas avoir signalé aux autorités qu’une de ses connaissances cherchait à quitter le pays. Ayant commis un crime d’État à cette époque, il a été jugé sans avocat par un tribunal militaire et condamné à deux ans et demi de prison, dont un an à l’isolement. C’en était trop pour moi, je voulais partir.
Ma détermination à quitter le pays était une mesure préventive. Je ne voulais pas vivre dans la peur de prononcer un mot de travers ou de faire quelque chose qui pourrait être interprété comme une menace pour le régime. Et, étant connu pour aller à l’église pendant les vacances, résistant aux appels à rejoindre les programmes de travaux d’été pour la jeunesse, ne suivant pas les meetings politiques d’après l’école ou les rassemblements de masse, j’étais surveillé. L’évasion de systèmes oppressifs sont usuellement le fait de personnes en danger, ou appréhendées pour quelque chose qu’ils ont fait ou pas, mais j’ai choisi d’être un pas en avance sur les commissaires.
Mes sentiments étaient partagés par plusieurs de mes amis, mais un seul, Branislav — Bata, était aussi déterminé et fou que moi pour se lancer dans cette aventure de vie ou de mort. À l’été 1952 (vacances scolaires), nous avons lancé notre campagne d’exode avec une tentative de traverser les Alpes pour rejoindre l’Italie. Notre présence dans la petite ville de Kobarid, juste à l’extérieur de la zone restreinte, a éveillé la curiosité d’un policier, nous ne ressemblions ni à des alpinistes, ni à des touristes, juste deux gars errant et dormant à la belle étoile. Il était temps de rentrer chez nous.
L’été suivant, nous avons essayé de reproduire le coup où une douzaine de désespérés avaient atteint Paris en se cachant un à un dans le compartiment de batterie d’un train, après avoir retiré les batteries Trop tard, les couvercles des batteries étaient maintenant scellés. En restant dans l’idée des trains, pouvait-on se faufiler dans le réservoir d’eau des toilettes sur le toit ? Après plusieurs tentatives, dont une seule réussie, nous avons constaté que l’espace était bien trop exigu, une très petite piscine ! Le même été, nous avons essayé d’attacher un hamac sous un wagon dans la gare de Belgrade en travaillant entre deux trains prêts à partir. Un travail pénible, mais le « train écran » partait toujours avant que nous ayons attaché le premier nœud, nous laissant exposés à la foule sur le quai. Retour à la planche à dessin !
Tous nos mouvements devaient être exécutés avec un soin extrême car nous étions depuis longtemps considérés comme suspects. Nous vivions sur du temps emprunté, les autorités attendant que nous fassions un faux pas. Les informateurs avaient compris que nous préparions quelque chose, sans savoir quoi, quand ni comment. Ceux qui nous suivaient avaient, semble-t-il, beaucoup à expliquer à leurs supérieurs, comme nous l’avons appris plus tard.
Le nouveau plan consistait à fuir le pays à la nage (la frontière terrestre étant trop dangereuse). Deux options s’offraient à nous : la mer Adriatique (150 km de large) ou le lac Prespa, partagé avec la Grèce et l’Albanie (7 km jusqu’au cap grec), un choix évident mais risqué. Une zone de sécurité de 15 km le long des frontières avec l’Italie, l’Autriche et la Grèce était surveillée. Un permis de police, délivré uniquement aux citoyens de confiance et avec un bon motif, était requis pour entrer dans cette zone. Nous devions donc dissimuler notre passage sur ces 15 km de territoire contrôlé, une double traversée.
Pour la nage, nous avions besoin de nuits sans lune, et pour quitter Belgrade, d’une diversion. Avec un peu de chance, les deux conditions se sont réunies à la mi-juillet 1954. L’empereur éthiopien Hailé Sélassié devait effectuer une visite d’État, nécessitant la concentration des forces de sécurité au centre-ville. Les policiers de notre quartier étaient moins nombreux, les agents en civil probablement aussi. Tout était prêt. Nous avons pris une boîte de saindoux (pour nous protéger du froid), du lard et du fromage pour l’énergie, et des sacs en plastique bleu-vert (la couleur de l’eau) pour garder nos affaires au sec. Une répétition générale a eu lieu sur le Danube pour tester la flottabilité des sacs avec 10 kg de pierres. Ils ont tenu. Nous étions prêts.
Le 23 juillet, mon jour J, je me suis réveillé en sueur, le cœur lourd et la conscience plus lourde encore. Que suis-je en train de faire à moi-même, à ma famille ? Devrais-je poser mon lard et mon fromage sur la table de la cuisine et demander à ma mère de me préparer un grand petit déjeuner ? Mais cela fait deux étés que je quitte la maison, il est trop tard pour renoncer à mon rêve d’Amérique. N’ayant rien dit à mes parents de mes précédentes tentatives, j’ai gardé ce nouveau plan secret aussi. J’ai dit que j’allais passer quelques jours dans une station de montagne avec des amis de l’université. Mon père, qui avait toujours voulu nous faire sortir de Yougoslavie sans jamais trouver de plan suffisamment sûr, aurait trouvé mon idée complètement folle. Je devais garder cela pour moi.
Bata a pris le tramway, moi j’ai emprunté un chemin détourné jusqu’à notre point de rendez-vous dans un petit parc de l’autre côté de la ville. Le train pour Bitola, à 30 km du lac, partait à 23 h. Nous y sommes montés séparément et nous sommes retrouvés plus tard. Les papiers d’identité des passagers sont souvent vérifiés dans les trains, mais pas cette fois-ci, par chance ! Même si notre point d’arrivée était hors de la zone rouge, nous ne voulions pas subir un contrôle potentiel d’identité ou des questions sur notre présence. Quand le train a commencé à ralentir avant la gare de Bitola, nous avons sauté du train et couru dans un champ de maïs voisin.
Milieu d’après-midi, coucher de soleil tardif, des choix difficiles à faire : marcher, deviner où se trouve la ligne de contrôle, s’arrêter et se cacher jusqu’à la tombée de la nuit, puis continuer avec prudence, ou rejoindre la route principale et marcher à découvert pour aller plus vite au risque d’être arrêtés. La première option prendrait plus de temps et, si nous étions repérés, il serait plus difficile d’expliquer notre comportement furtif. Les bois étaient à une journée de marche. Nous avons choisi la seconde option avec une excuse bidon en tête au cas où. Dans la zone frontalière, il y avait une station balnéaire, Oteshevo, au bord du lac, accessible uniquement avec un permis spécial. Notre histoire : deux étudiants en architecture, avec nos cartes universitaires, ayant manqué notre transport en raison d’examens tardifs, nous essayions d’y aller à pied. S’ils ne nous arrêtaient pas, nous progresserions rapidement sur la route goudronnée, puis à la nuit tombée, nous bifurquerions vers les champs proches du lac.
Journée chaude, trempés de sueur, nous marchons sans relâche. Plusieurs bus passent, un troupeau de moutons soulève un nuage de poussière, et en se dissipant, nous voyons deux policiers armés de mitraillettes poussant leurs vélos. Ils passent, mais quelques secondes plus tard reviennent pour nous interroger sur notre identité et notre destination. Nous avions répété cette situation. Les policiers nous ont dit que sans permis, nous ne pouvions rester dans la zone et qu’ils allaient nous faire monter dans le prochain bus en direction d’Oteshevo. C’était exactement ce que nous voulions éviter, car cette ville se trouvait bien plus loin de notre point de départ prévu. Nous avons compris que nous n’avions pas le choix et espérions que tout irait bien. La patrouille a poursuivi sa ronde, probablement en interceptant le premier bus et en ordonnant au chauffeur de nous prendre à bord. Le chauffeur, de manière absurde, a facilité notre décision, il s’est arrêté, portes ouvertes, en nous ordonnant de monter. À l’intérieur, assis dans l’allée, se cachaient nos amis, les policiers. En nous voyant entrer, ils se sont levés et, avant de descendre, ont dit à l’agent frontalier dans le bus de s’assurer que nous allions bien jusqu’à Oteshevo. Heureusement pour nous, le bus allait à Resen, une ville située à mi-chemin de la station balnéaire mais proche du lac. Nous avons dû nous asseoir à l’avant avec l’agent. Il portait un pistolet Luger et une bouteille de slivovitsa, s’en servant généreusement et nous proposant aussi quelques gorgées. D’une voix pâteuse, il nous a dit qu’il resterait avec nous à la gare routière jusqu’à ce qu’il nous place dans un bus pour Oteshevo sous la surveillance d’un autre policier.
Nous sommes arrivés à Resen. Le bus suivant ayant du retard, nous sommes allés à la gare où quelqu’un au buffet a proposé un verre à notre garde. Lorsqu’il nous a tourné le dos pour marcher vers le bar, nous avons fui. Sortis en courant, enjambant des clôtures, à travers les arrière-cours et les fossés, nous avons atteint la lisière de cette petite ville et nous sommes cachés dans les buissons. Nous avons attendu de reprendre notre souffle et que la lumière baisse. Pas de bruit, aucun signe de poursuite. La nuit tombée, nous avons commencé à marcher vers les collines près du lac, à environ 8 km. Terrain difficile, champs labourés, tiges de maïs coupées, fossés, clôtures, nous trébuchions dans l’obscurité. Soudain, un bruit de roues sur la terre et une voix chantant. Le son se rapproche, quelqu’un vient vers nous. Nous nous sommes cachés derrière une meule de foin, c’était justement celle que le fermier venait chercher. En reculant lentement, nous avons fait du bruit en marchant sur les brindilles. Il nous a vus, alors nous avons décidé de lui faire face, redoutant un appel à l’alarme ou pire. Nous lui avons raconté notre histoire d’Oteshevo, ajoutant que fatigués et sans argent, nous voulions dormir dans le foin ! À moitié convaincu, il nous a dit que rester ici la nuit nous vaudrait des ennuis et que nous pouvions passer la nuit soit au centre communal, soit au poste de police, soit chez lui. Choisissez ! Aucun bon choix. Bata et moi avons refusé, ce qui l’a rendu encore plus méfiant. Mais il a probablement réalisé qu’il était seul face à deux hommes (potentiellement armés) en pleine campagne. Il a abandonné et nous l’avons remercié en lui disant que nous allions passer la nuit à Resen à la place. Une marche difficile jusqu’aux collines dans l’obscurité quasi totale, nous a mis à bout de forces. Nous nous sommes effondrés sur un petit plateau au pied des collines, juste avant l’aube.
JOUR 2 : Les aboiements de chiens nous ont réveillés. Trois chiens-loups autour de nous — nous sommes restés immobiles dans notre petite fosse. Puis des pierres ont commencé à pleuvoir. Un berger en contrebas tentait de rappeler ses chiens au bercail. Après avoir été touchés, ils sont repartis. Nous avons commencé à grimper, parallèlement au lac, avec l’idée d’atteindre le sud où le lac se rétrécit et où le promontoire grec serait plus proche. Il faisait chaud, et il n’y avait pas d’eau. Nous n’avions rien à boire avec du lard gras, cela m’a donné la nausée. Nous avons continué malgré la douleur, l’anxiété, la peur, mais avec un espoir inébranlable dans ce voyage sans retour. Les broussailles, les vignes, les bois morts malmenaient notre peau, nos vêtements et nos chaussures. Nous nous sommes reposés un moment. En fin d’après-midi, nous avons commencé à descendre vers le lac afin que le trajet du lendemain jusqu’à notre point de départ sur la rive sud-ouest soit plus court.
Trois issues étaient possibles : réussir à s’échapper ; être tué ; être attrapé. Le dernier cas signifiait l’emprisonnement pendant un ou deux ans et l’étiquette de « réactionnaire », le terme utilisé par les communistes pour désigner les opposants au régime. Finir ses études serait difficile, le service militaire compromis, et un emploi dans le secteur public (le seul existant) quasiment impossible. Des chances minces, mais cela valait la peine de tenter. Nous avons continué à marcher. En fin de journée, nous avons trouvé un endroit confortable dans la forêt, creusé un trou peu profond, nous nous sommes allongés sur la terre fraîche et recouverts de branches pour éviter d’être repérés au matin. Notre position était maintenant moins éloignée de la route et des habitations.
JOUR 3 : Il fallait maintenant atteindre un point d’où nous pourrions nous diriger vers le lac pendant la nuit. Cette portion nécessitait une marche ou une progression douloureusement silencieuse, car nous approchions d’une zone active. Glisser en dévalant la colline, les pierres roulant devant nous, était tout sauf discret. Mais nous nous sommes consolés en pensant que les glissements de pierres sont des phénomènes naturels. Écorchés, brûlés, assoiffés, nous avons fini dans les buissons, laissant une distance gérable pour la dernière étape. Il faisait chaud. Nous nous sommes déshabillés, allongés au sol, immobiles pour retrouver un peu de force. J’étais nauséeux, étourdi, dans un état de transe. Et le soleil semblait ne pas bouger. Des maisons éparses, des chiens qui aboient, des ânes qui braient, des cloches de vaches résonnaient. Quelques locaux, une charrette ou deux passaient sur la route.
La nuit est tombée. Nous avons commencé à descendre en nous tenant par la main, tremblants. Nous avons parcouru 3 km en 3 heures pour atteindre la route, puis continué vers le sud en longeant le fossé herbeux bordé de roseaux. Attention ! Une charrette tirée par un cheval suivie de chiens approchait. Les bêtes nous ont flairés et ont commencé à aboyer furieusement. Nous avons couru vers le lac, à environ 50 m. L’homme est descendu de la charrette et a commencé à nous suivre.
Déjà dans l’eau, autant commencer à nager maintenant. La distance estimée jusqu’à la frontière était de 4 km. De l’autre côté, plus au sud, se trouvait la péninsule grecque, trop loin pour être atteinte depuis notre position. Le plan était de nager le long de la rive et de sortir de ce côté du lac une fois la ligne franchie. La Grèce contrôle tout le sud du lac : les rives est, sud et ouest. Nous nous demandions s’il y avait des barrières, des bouées ou d’autres marques indiquant la frontière. Il fallait attendre de voir. Nous avons d’abord bu de l’eau, même saumâtre, métallique et boueuse — mais de l’eau quand même. Plus tard, cela nous a causé des troubles digestifs. Nous avons emballé nos sacs flottants et appliqué du saindoux pour nous isoler du froid. Le lac étant très profond, sa température varie peu avec les saisons. Le lac Prespa se trouve à 880 m d’altitude. Jusqu’à environ 150 m du rivage, nous pouvions encore toucher le fond. Marcher était difficile, alors je nageais de temps à autre. Bata avait froid, je pouvais entendre ses dents claquer. Parmi d’autres sons venant de la terre, nous entendions des ordres militaires, des moteurs provenant d’un point bien éclairé. J’ai appris plus tard qu’il s’agissait d’un poste de garde côtier. Après quelques minutes, nous avons entendu un bruit d’éclaboussure, puis un autre. Quelqu’un d’autre serait-il là ? Le bruit devenait rythmique : des rames. Puis des voix, des murmures, et une silhouette de patrouilleur est apparue, semblant se diriger vers nous. Panique ! Nous avons nagé à reculons, espérant nous écarter de leur trajectoire. Proches, nous avons vu que le moteur était éteint, le projecteur aussi, ils tentaient de rester discrets. Ils cherchaient sûrement un mouvement sur le lac. Nous nous sommes arrêtés. Les sacs ne pouvaient pas couler, alors nous avons caché nos têtes derrière eux et retenu notre souffle. Ils sont passés à environ 20 m de nous. Je pense qu’ils ne cherchaient pas des nageurs, mais du trafic de bateaux, interdit la nuit. Les bateaux à moteur y sont totalement interdits.
JOUR 4 : Avec cet épisode derrière nous, nous avons continué à avancer dans une eau jusqu’à la taille. Revigorés, nous avancions plus vite, avec moins de peur et d’anxiété. Après environ une heure, une paire de lumières clignotantes est apparue sur le bord de l’eau. Est-ce la frontière ?
Nous avons continué à nager, les dépassant, jusqu’à ce que la première lumière de l’aube nous incite à chercher un endroit où sortir. Sortir ! Hors de l’eau et hors du pays ! Le rêve devient-il réalité ? Délirants, étouffant de joie, stupéfaits, nous nous étreignons, nous embrassons, nous éclaboussons — comme des enfants dans un magasin de bonbons. Étourdis, titubant, nous avançons vers le sud pour mettre plus de distance entre nous et la frontière. Il y a eu des cas où l’armée yougoslave a franchi la frontière grecque pour poursuivre des citoyens tentant de fuir le Rideau de Fer.
Des pas ! Nous regardons autour de nous. Un homme en manteau s’approche, se demandant probablement ce que font deux types avec des sacs à dos ici à 5h du matin. Il nous salue en serbe.
Ce n’est pas inhabituel car une minorité parlant un dialecte serbe vit dans la Macédoine grecque, près de la frontière. Il nous demande d’où nous venons et pourquoi nous sommes là si tôt. Nous aurions pu dire que nous venions de nager et que nous demandions l’asile politique, mais aussi près de la frontière, nous avons préféré rester prudents. « Nous venons de Belgrade et nous faisons une randonnée jusqu’à Mala Prespa », un petit lac entièrement situé en Grèce. Commentant son bon serbe, il dit avoir fait son service militaire à Belgrade. Quel patriote, ai-je pensé, pour venir depuis la Grèce servir dans notre armée !
– Donc, Mala Prespa… peut-être pourriez-vous y aller, mais vous devez d’abord voir le Commandant. Allons au poste de garde. Et au fait, ne savez-vous pas que Mala Prespa est en Grèce ? – Eh bien, n’est-ce pas ici la Grèce ? – Non, ceci est le dernier village de Yougoslavie, Dupeni. Aïe ! Le ciel nous est tombé sur la tête, nous étions pétrifiés. Toujours piégés, et dans Dupeni, en plus ! En serbe, ‘dupe’ signifie ‘fesses’. Une mauvaise blague, un coup du sort ironique. L’analogie avec notre situation était plus qu’évidente. Non ! Nous ne pouvions pas abandonner maintenant après toute cette souffrance. Nous devions continuer à tout prix. Il était facile de deviner pourquoi nous étions là, alors plus de mensonges. Nous lui avons dit la vérité et espéré qu’il ne nous dénoncerait pas. – Où est la frontière, monsieur ?
Il nous a regardés longuement, puis a dit : – Sur la colline à 800 m, près du lac à environ un kilomètre. Le promontoire en face est grec. Mon Dieu, il essayait de nous aider ! – Filez vite sur la colline, et ne dites à personne que je vous ai vus, sinon nous sommes tous fichus. Nous avons commencé à marcher sans nous presser car les villageois étaient déjà dehors, certains nous lançant des regards curieux. Bientôt, nous avons accéléré le pas pour grimper la colline nue jusqu’à atteindre un bosquet plus haut. Soudain, des cris derrière nous : – Arrêtez-vous, revenez, vous ne pouvez pas aller là-bas ! Nous avons vu quatre ou cinq hommes à une centaine de mètres derrière nous, visiblement agités. Nous étions enfin repérés, nos intentions évidentes. C’était la fin, pensions-nous, piégés sans issue. Mais nous ne nous sommes pas rendus, ils devraient venir nous chercher. Dans un dernier effort, nous nous sommes réfugiés dans un amas de rochers et de broussailles pour faire une dernière tentative. Le groupe en bas est resté sur place, criant encore, puis a fait demi-tour pour une raison que nous avons apprise plus tard. Nous avons atteint les buissons, trouvé une cachette entre des rochers, couvert notre position de feuillage et nous sommes endormis.
Un bruit de feuillage nous a réveillés. Capturés ? Non, un âne paresseux avait décidé de brouter notre camouflage. Il n’était pas seul, son maître était assis à 10 m de là. Nous avons rampé jusqu’à une autre cachette plus loin. Il était temps d’évaluer la situation. Avec une vue dégagée sur les routes et les habitations, nous avons choisi notre itinéraire pour atteindre le lac à la nuit tombée. Distance estimée : 2 km. Épuisés, nous tentions de rester vigilants. L’après-midi fut brisé par des sons de camions. Deux véhicules militaires se sont arrêtés avant Dupeni, et des dizaines de soldats avec des chiens en sont descendus. En formation, ils se sont dirigés vers la frontière, à 500 m au nord de nous. Plus tard, deux soldats et un chien sont descendus non loin de notre cachette. S’ils nous poursuivaient, leur chien aurait dû suivre notre trace, mais ils avaient commencé bien trop loin. Encore une chance pour nous !
Un jour de plus en vie, mais allions-nous survivre à la nuit ? La nuit tombée, une cacophonie de sons : chiens, bétail, lanternes qui se déplacent. Peu de lumières au bord du lac, mais certaines bougeaient à la vitesse d’un piéton. On m’a dit plus tard que toute personne dehors la nuit devait porter une lanterne pour être reconnue. Nous n’avions ni lanterne ni envie d’être reconnus, et si nous étions attrapés, ce serait un problème de plus. Une fois détectés, rejoindre le lac ne serait pas facile, surtout avec une surveillance accrue. Mais nous devions tenter le coup, la frontière terrestre étant sûrement encore plus gardée. Nous avons descendu la pente prudemment, évitant les chiens autant que les humains. Près de la route, nous avons attendu que les lumières en marche s’éloignent avant de traverser. Au bord de l’eau, enduits de graisse, sacs préparés, nous avons contemplé ce lac sombre où le ciel et l’eau semblaient ne faire qu’un. Nous étions plus proches du promontoire (7 km) qu’au premier saut, donc traverser semblait plus judicieux que de longer la rive. C’était plus court, même si la surveillance serait plus intense. Épuisés, affamés, à bout de forces, nous avons commencé notre dernière et plus difficile étape.
L’eau était froide et agitée. Les sacs, attachés au corps, flottaient derrière nous. Le progrès était lent, et en regardant derrière, nous avions l’impression de ne pas avancer. Bata restait en arrière, alors je m’arrêtais pour l’attendre. Il frissonnait, parfois s’étouffait, il était mal. Il s’est mis à délirer, récitant des vers, puis à sangloter, les yeux fermés. Il portait une ceinture de sauvetage mais ne pouvait plus bouger. Soudain, il a crié, visage déformé de peur : – Paul, appelons à l’aide, peu importe qui nous récupère, je ne peux plus tenir ! Appeler ceux dont nous fuyions pour nous sauver…
Nous étions peut-être déjà en eaux grecques, mais cela n’empêcherait pas une patrouille yougoslave d’intervenir. Moi aussi je voulais être sauvé, mais pas à n’importe quel prix. Une pensée effrayante m’a traversé l’esprit : le laisser couler et m’en sortir seul ? Non. Nous avons commencé ensemble, nous finirons ensemble. Alors je l’ai laissé crier, espérant que 4 km suffiraient pour qu’on ne nous entende pas. Puis il s’est tu. Il s’était évanoui.
JOUR 5 : Comment faire maintenant ? Pour l’empêcher de couler, j’ai attaché les sacs ensemble comme flotteur, noué la corde autour de lui, et posé sa tête sur mon épaule gauche. De mon bras droit, j’ai nagé à vitesse d’escargot, l’oreille tendue à tout bruit de poursuite.
Le soleil s’est levé derrière moi, le froid me faisait frissonner. Bata, lourd, mon bras droit s’engourdissait, fonctionnant presque mécaniquement. J’ai commencé à halluciner, voyant la côte grecque comme une ville américaine, avec gratte-ciel, voitures, musique. Je voulais tellement l’Amérique, et elle apparaissait enfin. Mon fantasme s’est interrompu quand la tête de Bata a glissé de mon épaule. Presque à bout, j’ai fini par atteindre des rochers sous une falaise abrupte. Mais c’était la Grèce ! Bata, raide, livide, mais vivant. Je l’ai attaché à un arbre pour le sécuriser pendant que je récupérais nos sacs flottants. Un sac, percé, commençait à couler, j’ai dû plonger pour en récupérer le contenu.
Après plus de 12 heures dans l’eau, où ai-je trouvé cette énergie ? Soudain, j’ai entendu le sifflement habituel de Bata. Toujours incapable de bouger, il ne savait ni où il était ni comment il était arrivé là. Je lui ai dit que nous avions franchi la ligne d’arrivée. Nous voulions dormir, mais il fallait d’abord trouver une cachette. Plus facile à dire qu’à faire, nous avons grimpé une heure jusqu’à un replat pour dormir, épuisés mais libres.
JOUR 6 : Réveillés tard, nous avons scruté la colline, aucun signe de vie. Au bord de la falaise, nous avons vu un petit bateau avec deux hommes. Presque sans voix, nous avons tenté d’attirer leur attention avec des pierres jetées dans l’eau. Après un moment, ils ont vu nos gestes et sont montés nous rejoindre. Eux aussi parlaient une langue slave proche du serbe. Ils n’en revenaient pas : personne n’avait jamais traversé à la nage, certains avaient échoué même en bateau. Ils nous ont aidés à descendre et à embarquer. Après une heure de rame, le drapeau grec flottait, symbole d’un monde meilleur. Muets, les larmes aux yeux, nous nous sommes serrés dans les bras. Le bateau a accosté au poste de garde grec où les soldats, après avoir entendu notre histoire, nous ont accueillis avec des embrassades : Kalos irthate pedia stin Ellada – Bienvenue en Grèce, les garçons !
De l’autre côté du lac, dans la brume, Buttville restait hors de vue.
Durant notre séjour de deux semaines dans une caserne de Florina, en Grèce du Nord, un autre réfugié de Yougoslavie s’est joint à nous. Il était âgé de 15 ans, un gamin de Dupeni ! Il nous avait vu passer. Il nous raconta ce qui se passa dans le village alors que nous dormions aux environs. L’homme qui nous parla sur la plage était son oncle. Sa rencontre avec nous a été immédiatement rapportée à la police, il s’ensuivi quelques péripéties au sein de la police, alimentées par des ragots d’auberge, tentant de nous prendre. (Résumé).
ÉPILOGUE
Un inconvénient de la réussite d’une évasion, c’est l’inquiétude pour la famille restée derrière. Peu à peu, l’euphorie de mon exploit a laissé place à la peur pour mon père, qui venait de finir sa peine de deux ans et demi. Je ne pouvais qu’assumer toute la responsabilité et espérer que cela suffirait à le disculper. Dans une lettre à ma famille, j’ai affirmé que ma décision était personnelle, que j’avais agi seul, sans rien dire à mes parents ni à ma sœur. J’ai demandé leur pardon pour cet acte irréfléchi.
Comme c’était l’été, beaucoup d’étudiants étaient absents, donc notre disparition n’a pas éveillé de soupçons tout de suite. Ce n’est que plusieurs semaines plus tard que la police, sûrement informée, s’est présentée chez nous. Mes parents ont dit qu’ils n’avaient aucune idée de l’endroit où je me trouvais. Mon père a été interrogé pendant deux jours, puis relâché avec instruction de signaler tout contact.
Le courrier venant de l’étranger étant surveillé, j’étais certain que la police avait lu ma lettre. Quand elle est arrivée, mon père l’a remise aux autorités. Faute de preuve pour l’inculper de complicité, l’affaire a été classée.

Croquis original de Paul B. Pavlovich, 2022.
Notes
[1] Daniel de Roulet. Frontières liquides. Journal de lacs. Editions Phébus, Paris. 2025.
[2] L’Écho du lac. Guerre et paix à travers les Balkans. Kapka Kassabova. Traduction Morgane Saysana. Éditions Marchialy 2021. (Original: To the Lake, A Balkan Journey of War and Peace. Edit. Granta Books 2020).
[3] « Lisière ». Un autre ouvrage de Kassabova paru en 2017, distingué du Prix Nicolas Bouvier en 2020. L’auteur évoque ici les turpitudes des habitants de part et d’autre de la frontière en Thrace, entre Bulgarie, Turquie et Grèce. De compliquées frontières terrestres, ici, aux lisières des « coulisses de l’histoire ».
[4] Lac Prespa. Avec son voisin le Lac d’Ohrid, ce sont les plus anciens lacs d’Europe (les scientifiques se perdent en conjectures, peut-être un million d’années ?). Le Lac Prespa, le Grand Lac Prespa (273 km2), est majoritairement en Macédoine, avec parties en Grèce et en Albanie. Voisin au sud-est du Lac Ohrid, son émissaire par des eaux souterraines passant dans les roches sous le Monastère de Saint-Naum. Il y a aussi, voisin quasi intégralement sur le territoire grec, un Petit Lac Prespa. L’ensemble de ces lacs est classé Site Ramsar, zone humide d’importance internationale. Une magnifique région, ces lacs entourés de montagnes et d’opulentes forêts.