« Journal Russe », de John Steinbeck et Robert Capa (photographies), présenté par Roland Meige

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Gallimard, 304 pages, 69 ill., 190 x 240 mm, 39 €

Quatrième page de couverture :
En 1947, John Steinbeck et Robert Capa voyagent durant quarante jours en URSS, de Moscou à Stalingrad en passant par la Géorgie et l’Ukraine, pour un reportage destiné au New York Herald Tribune.
Ce journal, traduit par Philippe Jaworski, est pour la première fois publié en français, dans son intégralité, avec les photographies de Capa.
Avec une préface de Nicolas Werth, grand spécialiste de l’histoire soviétique.

Ce que l’on retient tout d’abord de cet ouvrage, c’est l’association, et la complicité, de deux talents américains reconnus déjà à l’époque de ce voyage insolite (1947 !), l’un à la machine à écrire l’autre à l’appareil photo. Puis l’absence de préjugés ou d’a priori de leur part pour affronter le monde hostile de l’URSS, et une certaine légèreté du propos, voire d’un peu d’humour, de temps à autre.  De grands reporters, qui ne se montent pas le cou, n’excluant pas de pertinentes observations. On pourrait se satisfaire du « on ne les présente plus », mais situons-les tout de même dans le moment de ce reportage. 

John Steinbeck (1902-1968), né en Californie, d’où il fera, au cours de sa vie, des allées et venues vers New York. Grande figure de la littérature américaine, il a donc 45 ans lors de ce voyage, il est dans la force de l’âge, très solidement installé et reconnu dans son activité d’écrivain, tout comme l’est sa sensibilité aux conditions sociales des populations sur lesquelles il se penche. Son œuvre la plus populaire, « Les raisins de la colère » a été publiée en 1939, un succès planétaire. Il lui est attribué le Prix Pulitzer, avant le Prix Nobel en 1962 pour l’ensemble de son œuvre.

Robert Capa (1913-1954), un pseudonyme attribué par l’une de ses premières épouses (vie sentimentale agitée, liaison, entre autres, avec Ingrid Bergman…), est d’origine hongroise. Il est peut-être le photographe reporter le plus connu, le plus populaire. Tôt orienté vers le reportage de guerre, ses photos de la Guerre d’Espagne vont faire la une de tous les journaux, bien que certaines – le gros plan du soldat républicain tombant sous les balles franquistes – aient été accusées de mise en scène hors champ de bataille. Sur ce théâtre de guerre, où se croisent divers grands noms du reportage (George Orwell laissera un très détaillé « Hommage à la Catalogne »), il se lie d’amitié avec Hemingway. Instigateur et co-fondateur de la mythique agence Magnum, organisée en coopérative, Capa va être un modèle pour plusieurs générations de photoreporters. Personnage bouillant, sensibilité à fleur de peau, vie tumultueuse ; il n’a donc que 34 ans lors de ce voyage. Il forme un duo attachant avec Steinbeck, où les quolibets jaillissent souvent entre eux. Ils se sont rencontrés à Londres en 1941, liés d’amitié, et l’idée de ce voyage naît dans un bar de la 40e Rue Est de New York. Capa meurt en Indochine en 1954, sautant sur une mine.

Il y a de nombreux exemples d’écrivains-voyageurs comme de voyageurs écrivant qui photographient aussi, mais généralement les médias sont publiés séparément, comme si la photo, genre mineur, pouvait nuire au texte (par exemple nos icônes locales Maillart et Bouvier). D’autre part, l’édition de photoreportages reste assez confidentielle, intéressant les seuls amateurs de photographie, ou alors cantonnée à des périodiques spécialisés. Et souvent, légendes et commentaires sont sujet à frustration : ou par trop lapidaires, ou trop étendus, hybrides, comme si l’auteur s’était retenu de rédiger un vrai texte : le photographe, par tradition, entend tout dire par ses images. Avec « Journal Russe », nous avons la formule idoine du reportage long. Un texte d’une plume de grande qualité, dans lequel s’intercale adroitement le photoreportage, les deux issus d’une même sensibilité, marquée de l’humanisme des auteurs. Et une édition de qualité, où la photographie est imprimée sur papier adéquat, insérée dans le corps du volume, légendée sur des planches séparées en fin d’ouvrage : un modèle du genre.

Le périple organisé par les services officiels leur fait visiter, étroitement cornaqués, l’Ukraine et la Géorgie, deux régions renommées de l’empire soviétique. L’une pour le rendement de ses terres, l’Ukraine, le grenier à blé de l’Europe ; l’autre pour son climat, la Géorgie, la Côte d’Azur des apparatchiks, la Colchide de la mythologie grecque. Ce que les auteurs nous en disent se met en résonance avec notre lourde actualité.

Roland Meige