Les torrents et la gestion de leurs colères, par Robert MOUTARD

Date: 12.12.2016 à 00:00

Sur la base de six études de cas représentatives de torrents réparties entre le Valais et les Alpes françaises du Nord, sont présentés divers types de dynamiques torrentielles avec les dangers qui leur sont liés : inondations subites, charriages et déversements de masses alluviales, laves torrentielles.

Sont également analysées les diverses stratégies adoptées par les populations riveraines et les services publics compétents en aménagement du territoire, pour tenter de limiter les dégâts potentiels des crues. Dans ce dernier chapitre, l’évolution historique des politiques mises en œuvre pour limiter les vulnérabilités est mise en perspective avec le perfectionnement des moyens techniques mis au point au fil du temps.

AFFRONTER LA COLERE DES TORRENTS

Conférence de R. Moutard,

Agrégé et docteur en géographie

12 décembre 2016

Les torrents sont un objet d’étude de premier ordre pour les géographes. Agents d’érosion de toute première importance, omniprésents dans les massifs montagneux, ils constituent des menaces récurrentes pour les populations riveraines et des contraintes  majeures pour l’aménagement de leurs territoires. À ce titre, ces cours d’eau aux comportements impétueux et imprévisibles nous amènent  à l’interface des données naturelles et des sociétés, donc au cœur même la science géographique.

La conférence du 12 décembre n’était pas conçue selon un plan thématique hiérarchisé. Guidée par une démarche empirique visant à privilégier des observations de terrain, elle s’est fondée sur neuf études de cas repérés majoritairement dans les pays de Savoie (Cf carte), mais aussi dans le Valais. Une telle approche permet d’illustrer à partir de cartes, de croquis et surtout de photographies, des notions de géologie, de géomorphologie, de climatologie et d’hydrologie, pour essayer de comprendre l’origine de ce que certains auteurs appellent les « désordres » torrentiels. Ce terme n’est guère approprié.  S’il vient à l’esprit, c’est sans doute parce que les phénomènes  qu’il désigne se manifestent par leurs fréquences aléatoires, leurs intensités de grande amplitude pouvant  atteindre le stade du cataclysme, et surtout parce qu’ils ne correspondent pas souvent aux modèles théoriques établis en laboratoires.  Ce faisant, ils s’inscrivent plutôt dans l’ordre des choses, à les considérer selon la logique qui régit les forces de la nature.

Il appartient aux populations riveraines de tenir leurs distances à l’égard des ces turbulents voisins, comme le font celles qui voisinent l’imposant Illgraben valaisan (Carte, index 1). D’autres optent pour tenir des positions établies de longue date, moyennant la construction de coûteuses protections. Les plus connues relèvent d’une stratégie de défense dite « passive », consistant à endiguer les berges des talwegs par des enrochements lourds (Carte, index 2, photo 1), ou à disposer en travers de leurs axes des dizaines de barrages-seuils qui transforment ces « toboggans » en gigantesques escaliers (carte, index 3 et photo 2). Les défenses dites actives ont recours au boisement ou reboisement des bassins de réception (Carte, index 2 ; croquis ; photo 3). Cette stratégie relève du pur bon sens, puisque l’arbre intercepte momentanément les précipitations, dont il freine l’arrivée au sol  puisque leurs écoulements  suivent les branches et les troncs. Les racines fixent les sols végétaux, dont elles favorisent le développement. Ceux-ci se comportent comme des éponges, se laissant imbiber avant de céder en temps différé les flux hydriques aux talwegs. De plus, l’évapotranspiration végétale dissipe des volumes d’eau qui, sans elle, auraient rejoint les chenaux d’écoulement. C’est pourquoi boiser ou reboiser, protéger les forêts d’altitude en proie au surpâturage, fut le programme en faveur duquel des ingénieurs français du XIXe siècle comme A. Surell, P. Demontzey et P. Mougin, ont ardemment milité.

Depuis près de 35 ans, dans les environs de Draix, dans le bassin de la Bléone, un affluent de la Durance dans les Alpes de Haute-Provence, un laboratoire à ciel ouvert a été établi sur cinq bassins torrentiels. Ceux-ci ont été choisis sur le critère des grands contrastes qu’ils présentent en matière de taux de couverture végétale. Des météorologues, hydrologues, écologues, géomorphologues, géologues, géographes, ont déployé  là toute une batterie d’appareils de mesure. Ce dispositif scientifique vise à quantifier les vitesses d’érosion des sols et les comportements hydrologiques de diverses sortes de torrents pris comme échantillons représentatifs. Le bien-fondé de l’intuition des trois précurseurs dont les noms viennent d’être évoqués était déjà acquis. Mais auraient-ils supposé que les mesures effectuées près de Draix révèlent que le couvert végétal pouvait minimiser  l’ablation des terrains par les ruissellements dans un rapport de 1 à 80 ?  

Protections actives sur le bassin de réception et passives sur le chenal d’écoulement peuvent être combinées, comme c’est le cas sur le Manival près de Grenoble (carte, index 4), ou sur la Ravoire de Pontamafrey–Montpascal, affluent de l’Arc, en Maurienne (carte, index 5). Sur le segment terminal de ce dernier,  la préservation du franchissement de la ligne ferroviaire Paris-Rome nécessita un système original consistant à surélever mécaniquement   le pont emprunté par les convois, pour éviter sa destruction récurrente par les laves torrentielles.

Ce type de phénomène, le plus dévastateur et le plus meurtrier, se manifeste par des mélanges  d’eau, de boue, de sables, de graviers, de galets et de gros blocs rocheux pesant  jusqu’à plusieurs dizaines de tonnes, s’écoulant pêle-mêle  rapidement et inopinément, en des bouffées massives que rien ne saurait arrêter, sinon une contre-pente topographique significative. C’est ainsi que, dans la nuit du 12 au 13 juillet 1892, à Saint-Gervais, en Haute-Savoie (carte, index 6), 175 personnes ont trouvé la mort, sous une lave dévalant dans le talweg du Bon Nant. Elle avait été  provoquée bien en amont par la rupture d’une poche d’eau sous le glacier de Miage, emportant des moraines de fond. Les laves torrentielles se reconnaissent à leur morphologie en « loupe » qui les distingue nettement des charriages minéraux classiques (Carte, index 2, et photo 4). Actuellement, les glaciers dominant le Bon Nant font l’objet d’une surveillance de tous les instants, et les lacs de fonte sous-jacents sont régulièrement pompés à titre préventif.

Les torrents ne sont pas seulement des destructeurs redoutables, véritables fléaux comme le fut le Borne le 14 juillet 1987 suite à une crue-éclair provoquée par un orage stationnaire, faisant en quelques minutes 23 victimes sur un camping du Grand-Bornand en Haute-Savoie (Carte, index 7),

Avant que ne soient endigués et canalisés le Rhône valaisan et l’Isère dans la Combe de Savoie que prolonge le Grésivaudan, les habitants des basses vallées trouvaient sur les cônes de déjections latéraux (croquis), des sites où ils pouvaient se jucher pour se soustraire aux milieux paludéens et aux divagations du cours d’eau principal serpentant en contrebas. Certains ont fourni la substance de terroirs agricoles fameux, comme ce fut le cas à Chamoson. Là s’étale, entre les parois des Hauts de Cry taillées dans la nappe sédimentaire de Morcles et le Rhône,  le vaste cône de la Losentse, idéalement exposé en adret,  mesurant plus de 3 km de rayon et 3,7 km de front. Sur cette  plateforme de calcaires et de schistes, se déploient  plus de 400 hectares de l’un des vignobles majeurs de Suisse.

Comme chaque fois qu’il affronte les forces de la nature, l’homme ne peut prétendre à coup sûr en sortir victorieux, malgré la montée en puissance de ses moyens techniques. Ceux-ci lui ont inspiré un sentiment d’invulnérabilité qui s’avère souvent illusoire. En règle générale, la défaite sanctionne quiconque sous-estime l’adversaire. La sagesse consiste donc  à prendre, en toute humilité, la mesure de la puissance des torrents, et à adapter en conséquence les mesures  à leur opposer.  Se résoudre à leur céder les terrains qu’ils menacent le plus n’est pas un aveu d’impuissance ou de faiblesse, mais plutôt une conduite raisonnable : de tous temps, bien des retraites se sont révélées à terme garantes in fine de succès stratégiques.