Roland Meige, en wanderer solitaire, parcourt depuis de nombreuses années le Jura vaudois, « La montagne d’à côté » des Genevois. Il voit l’évolution dans les usages du territoire, le rôle du tourisme. Il nous livre quelques réflexions, complétées d’un essai photographique sur les murs en pierres sèches, éléments structurants du paysage, composante du patrimoine.
Foin de récits exotiques, de projets de voyages incertains en pays à risques divers, revenons dans nos terres, notre environnement familier et rassurant, en l’occurrence le Jura vaudois. « La montagne d’à côté », selon un slogan.
Pour nombre de seniors genevois, c’est au Jura, en particulier au col de la Givrine, qu’ils auront fait leur apprentissage du ski, sur les douces pentes de Couvaloup, lieu de rassemblements des « Jeudis de ski » des écoles. Des souvenirs de froid aux pieds et de moufles de laine mouillée, sur des skis en bois équipés, au mieux, de fixations à câbles Kandahar. Et puis aussi du moment pique-nique tiré des sacs à l’abri des larges avant-toits du Chalet de la Trélasse, souvent dans le brouillard ou dans la tourmente – Durch Nebel und Sturm.
Au fil des décennies, Saint-Cergue, qui fut dans les premières décennies du XXe siècle une station d’hiver à clientèle internationale fréquentant le Grand Hôtel – vaste structure en déshérence depuis les années 1970 – et La Givrine, ont vus les activités touristiques se développer, principalement hivernales, avec la réalisation de diverses installations de remontées mécaniques. Certaines ont d’ores et déjà disparu, le télésiège de La Barillette, en service de 1947 à 1989, dont il reste, dans le sous-bois colonisateur, des traces des fondations ; d’autres se sont développées, envers et contre tout, pourrait-on dire. Mais beaucoup sont en sursis. Le cas de l’équipement transfrontalier de La Dôle, et les inévitables problèmes qui en découlent, tant les usages administratifs sont différents de part et d’autre des frontières nationales. Objectifs mercantiles, une idée de station dénommée « Balcon du Léman », une société mixte franco-suisse TéléDôle. Mais l’enjeux dominant, c’est l’enneigement, la diminution semble-t-il inexorable du manteau neigeux en moyenne altitude.
Simultanément, l’engouement du ski nordique gagna les hauteurs, alors que précédemment il ne se pratiquait que dans la Vallée de Joux, à l’ubac du massif. Son microclimat, ses hivers froids, son paysage : on pouvait s’y croire en Laponie, ou en Carélie. Pistes de ski dans les forêts, le mythique tremplin de saut La Chirurgienne au Brassus, dont la première version remontait aux années 1930, toutes activités culminant avec les épreuves d’une étape de la Coupe du monde de ski nordique en 1994, qui attirèrent 15’000 spectateurs. En cette saison 2022-2023, il n’a été possible de faire du ski de fond, en amateur, que quelques rares journées. A une vingtaine de kilomètres à l’ouest, dans le même contexte géographique, la même structure du paysage, la France a installé dès 1970 à Prémanon – ah ! les acronymes français… – son CNSMM, Centre National de Ski Nordique et de Moyenne Montagne; grosse structure étatique, mais avec une vision pertinente : la diversification des activités en moyenne montagne.
C’est effectivement vers d’autres activités de loisirs, d’autres sports, que la moyenne montagne, sa population autochtone, doivent s’orienter. En hiver randonnée en raquettes, qui ne requiert pas un important manteau nival, en autres saisons, la randonnée pédestre. Dans notre pays si bien organisé, on recense, et on se flatte, des 65’000 kilomètres de sentiers pédestres dûment balisés sur le terrain, répertoriés sur cartes et guides ad hoc. A cette activité très populaire – comme tout est objet de statistiques, on nous dit que « la rando » est pratiquée par le 57 % de la population de 15 ans et plus, soit 4 millions de personnes – est venue s’ajouter, sur les mêmes parcours pour l’instant, la pratique du vélo tout-terrain, le VTT. C’est une première source de conflits entre « usagers ». J’en ai, à quelques reprises, été effrayé, perdu dans des pensées bucolico-poétiques, par un individu casqué, me dépassant sans avertissement, dévalant le même sentier que moi.
Cette portion du long massif jurassique qui s’inscrit en bouclier du Plateau suisse, s’approche, dans notre région, de La Côte, celle du lac Léman. Ici, entre le Canton de Genève et le District de Nyon, c’est l’un des espaces au développement économique et démographique le plus spectaculaire du pays. Sur les quelque vingt kilomètres entre ces deux pôles, parties de la Health Valley Switzerland, est rassemblée une population d’environ 600’000 habitants. Autant d’êtres humains en besoin d’espace de détente, de loisirs.
Le Jura, sa partie directement adjacente, est délimitée par les cols du Marchairuz et de La Givrine, desservis par de très bonnes routes, accessibles en moins d’une heure. Ces routes aux tracés alpestres sont aussi des lignes de vie de l’économie régionale ; par là transitent quelques-uns des milliers de travailleurs frontaliers. Aux heures des migrations journalières, on les croise, roulant vite, ces voitures aux plaques 01 et 39. Et aussi les motards, run for fun – des types dangereux. Moyen de déplacement opposé, il y a un train, le Nyon-St-Cergue-Morez, doublant le temps d’accès, et donc à la rentabilité problématique. C’est très couru, La Givrine surtout, il y a foule les belles journées de congés. La Commune de Saint-Cergue a réalisé un vaste parking avec horodateur. Peu agréable, lorsque l’on part, l’esprit léger, en randonnée, alors que l’on aimerait s’extraire de la civilisation, en wanderer solitaire. Lors de ma dernière sortie, au retour, j’ai fait halte pour un goûter tardif au vieil hôtel-restaurant du col du Marchairuz. Alors que je dégustais la copieuse tarte aux myrtilles amenée par la jeune et gironde serveuse (je crus déceler un accent ukrainien : étais-je sous influence de l’envahissante actualité ?), un groupe, bruyant, vêtements de sports aux couleurs vulgaires, parlant fort en anglais international, envahit la salle adjacente au bistrot. Je les aperçus, consultant leurs smartphones, commentant les selfies de la journée.
Cette « moyenne montagne », celle de « l’étage habitable » (voir Bätzing, Rougier « Les Alpes » pour une définition plus précise), est, aussi, justement, un espace aménagé, exploité, depuis des temps ancestraux. Le Jura, c’est celui de l’estive de l’élevage de plaine. Les « alpages » se succèdent, entre les pans de la « forêt jardinée », judicieusement exploitée. Ce système économique, développé progressivement depuis le Moyen-Âge, implique toute une infrastructure de routes et chemins d’accès, de réservoirs d’eau, de clôtures délimitant les territoires dépendant généralement des communes sises en aval, au piémont. L’aimable « rando » pédestre présente aussi des problèmes, celui de la cohabitation avec les troupeaux, bovins ou ovins. Par sur-fréquentation des pâturages par les promeneurs – dont ceux avec chiens – les vaches, considérées paisibles ruminants, sont devenues d’irascibles bêtes (les portantes essentiellement), dont il faut se tenir dorénavant à l’écart, au prix de larges détours, loin de la « trace balisée ». J’ai aussi le souvenir de la rencontre inopinée, au sommet du Noirmont (1567 m) de deux impressionnants chiens de montagne Patou, faisant correctement leur travail de gardiens d’un troupeau de moutons. L’aimable et pittoresque berger m’accompagna pour éviter ses « collègues de travail », dans une partie de terrain assez accidentée.
Enfin, autre dimension, celle de la protection de l’environnement et du paysage. Ce périmètre du Jura fait partie du « Parc naturel du Jura vaudois », « reconnu d’importance nationale » depuis 2013, avec toutes les prérogatives qui en découlent. Entre autres, la protection de la faune. Je randonne toujours en semaine, en solitaire, hors jours congés, ce qui me vaut d’apercevoir régulièrement quelques chevreuils dans les sous-bois, d’entendre, à défaut de le voir, lui, le coq de bruyère. Il y a quelques semaines, lors de mes deux dernières sorties en raquettes, après une dernière nevicata (Rigoni Stern ? Cognetti ?) j’ai vu des loups. Une première fois, alors que je remontais le talweg de la Combe des Amburnex, tentant, mentalement, le GPS masqué dans la poche, de reconstituer les courbes de niveaux, un groupe de trois. A quelque 200 mètres, nous nous sommes tous arrêtés. Pour nous observer mutuellement, en silence. L’autre fois, agrippé sur mes bâtons de marche pour franchir un raide talus, un solitaire, coupant mon trajet ventre à terre, à 30 mètres. Magnifiques visions, mais pour certains, ce n’est que la confirmation de la présence du mythique canidé dans la région, avec toutes les peurs, tous les fantasmes qui lui sont liés. L’ours n’est pas encore là, laissons-lui le temps de trouver son chemin, depuis le Trentino.
Malgré toutes ces ambiguïtés, ces stigmates du « développement », ce Jura est bien un morceau de montagne, cette « pure montagne », paysage inventé par les romantiques du XIXe siècle. J’ai deux repères, les marquages « blanc-rouge-blanc » pour « randonnée de montagne » de certains sentiers, et les deux cabanes du CAS-Club Alpin Suisse. Celle du Carroz à 1508 m. (46°27’N 6°07’E), construite en 1924, propriété de la Section genevoise, et celle de Rochefort à 1390 m (46°2’N 6°08’E), réalisée en 1934, propriété de la Section Dôle-Nyon. Ces deux cabanes sont admirables d’authenticité, elles sont restées dans leur jus originel, ne se sont pas transformées en auberge tout confort, comme, malheureusement, trop de leurs sœurs dans les Alpes. Au Carroz, il y a, dans la salle, ce long rayon sous le plafond, sur lequel, dans une pénombre de bois noirci par la fumée, sont alignés la dizaine de réchauds à fondue, et les tapis de jass suspendus verticalement contre une paroi, à côté la presse en bois dans laquelle on range, en les redressant, les jeux de cartes… Rochefort est au-dessus du site de l’alpage des Fruitières de Nyon, propriété de la commune homonyme. Vue à couper le souffle sur le Léman, les Alpes. Le bâtiment annexe du grand chalet, la fromagerie, a été l’objet d’une rénovation « à l’identique », sous le contrôle sourcilleux de quelque délégué au patrimoine. Il n’y a pas de semblable préoccupation pour le bâti de Saint-Cergue, qui s’est développé de manière parfaitement anarchique et sans cohérence architecturale, sous l’emprise de quelques édiles proches des milieux immobiliers. Malheureusement, chez nous, la vénalité domine, souvent.
J’en reste là de cette modeste chronique, certes un peu triviale. Pour rééquilibrer les choses, ne pas paraître plus négatif que nécessaire, je termine en vous livrant l’essai photographique réalisé au cours de mes pérégrinations des années passées :
« Murs du Jura, land art vernaculaire ». Roland Meige. 2019.
Brochure de 48 pages, quelques exemplaires en impression professionnelle disponibles au prix coûtant. Adresse de l’auteur: roland.meige@bluewin.ch
Retrouvez avec la FONCTION DE RECHERCHE les autres contributions de Roland Meige pour la Société de Géographie.