Relire Lévi-Strauss; recension de Roland Meige et présentation de deux ouvrages de Pascal Bruckner

Posté le

Dans mes jeunes années, suivant les conseils – pas les injonctions, non – de Marguerite Lobsiger-Dellenbach (ci-devant MLB), j’avais lu, sommairement, « Tristes tropiques » de Claude Lévi-Strauss. C’était dans les mois précédents les premiers voyages, avec l’Architecture dominante dans mes objectifs. Il fallait bien, évidemment, ouvrir le regard, sur les sociétés, les hommes.

Pour compléter ma bibliothèque, je viens d’acquérir un volumineux (1248 pages) « Dictionnaire Lévi-Strauss », paru en 2022 dans la collection Bouquins. Une somme, à entrées multiples, qui permet tous les cheminements dans l’œuvre à facettes de ce grand chercheur : chercheur de sagesse. En quatrième de couverture, on lit cette phrase : (…) la pensée de Lévi-Strauss est animée par une quête de « sagesse » pratique visant à réformer notre civilisation et à réorienter le cours de nos sociétés. (…)

Dans le grand désordre qui se répand dans nos sociétés, qui nous laisse perplexes sur, justement, l’absence de « sagesse » face aux périls qui menacent jusqu’à la qualité de notre environnement physique, et bien il faut relire Lévi-Strauss. « Tristes tropiques » a été publié en 1955, dans la célèbre collection » Terre humaine », Plon éditeurs. Vous vous souvenez, ces volumes reliés pleine toile noire. Volume épuisé, il y a eu réimpression en 1993.

Et bien la relecture de cet ouvrage-clé de l’ethnologie moderne est parfaitement d’actualité. Les observations de terrains, en divers milieux, complétées des pertinentes déductions de Lévi-Strauss, permet de recentrer nos réflexions, d’ajuster notre regard sur les situations actuelles – et, peut-être, de se poser les bonnes questions sur nos agissements, nos errements au sein de nos sociétés et de nos environnements. 

Évidemment, pour certains, ceux qui veulent récrire l’histoire à l’éclairage des led de l’hypermodernité, qui voudraient imposer de nouvelles manières de considérer le genre humain, y compris dans ses données biologiques, tout cela est considéré comme de la littérature du passé dont il faudrait faire table rase. Et bien non, les écrits de Lévi-Strauss sont d’une revigorante modernité, et où l’humour ne manque pas : on devrait recommander ces lectures à nos jeunes, comme MLB l’avait fait à mon encontre, il y a de cela bien des décennies. 

Il faut éviter le piège « Du renoncement au monde », sous-titre de « Le Sacre des pantoufles » de Pascal Bruckner (Grasset 2022), qui a aussi commis un essai tendant au réajustement de la pensée contemporaine : « Un coupable presque parfait. La construction du bouc émissaire blanc » (Grasset 2020).

Roland Meige 11.2023

https://www.google.ch/books/edition/Dictionnaire_Claude_L%C3%A9vi_Strauss/F0GhEAAAQBAJ?hl=fr&gbpv=1&printsec=frontcover

4e de couverture

Pourquoi et comment devient-on ethnologue ? Comment les aventures de l’explorateur et les recherches du savant s’intègrent-elles et forment-elles l’expérience propre à l’ethnologue ? C’est à ces questions que l’auteur, philosophe et moraliste autant qu’ethnographe, s’est efforcé de répondre en confrontant ses souvenirs parfois anciens, et se rapportant aussi bien à l’Asie qu’à l’Amérique.

Plus encore qu’un livre de voyage, il s’agit cette fois d’un livre sur le voyage. Sans renoncer aux détails pittoresques offerts par les sociétés indigènes du Brésil central, dont il a partagé l’existence et qui comptent parmi les plus primitives du globe, l’auteur entreprend, au cours d’une autobiographie intellectuelle, de situer celle-ci dans une perspective plus vaste : rapports entre l’Ancien et le Nouveau Monde; place de l’homme dans la nature; sens de la civilisation et du progrès;

Claude Lévi-Strauss souhaite ainsi renouer avec la tradition du  » voyage philosophique » illustrée par la littérature depuis le XVIe siècle jusqu’au milieu du XIXe siècle, c’est-à-dire avant qu’une austérité scientifique mal comprise d’une part, le goût impudique du sensationnel de l’autre n’aient fait oublier qu’on court le monde, d’abord, à la recherche de soi.

Bruckner, Pascal; Le Sacre des pantoufles. Du renoncement au monde; essai; Paris, Grasset, 2022, 162 pages, 18 €

4e de couverture

Deux grandes idéologies dominent nos sociétés occidentales : le déclinisme et le catastrophisme. Depuis le début du siècle, tous les événements semblent confirmer ce pronostic :  le réchauffement climatique, le terrorisme islamiste, le coronavirus et, enfin, la guerre à l’Est de l’Europe de la Russie contre l’Ukraine.

Face à cette situation, la doxa veut que le seul recours raisonnable soit  de réintégrer le foyer, dernier refuge et protection contre la sauvagerie. Mais la maison de nos jours n’est pas un simple abri, elle est bien davantage: un espace en soi qui supplante et remplace le monde, un cocon connecté qui rend peu à peu superflu toute percée vers le dehors. Depuis son canapé, on peut jouir par procuration des plaisirs qu’offraient jadis le cinéma, le théâtre, les cafés. Tout ou presque peut nous être livré à domicile, y compris l’amour. Pourquoi dès lors sortir et s’exposer ? A l’instar du héros de la littérature russe Oblomov, qui vécut couché et ne parvint jamais à quitter son lit pour affronter l’existence, allons-nous devenir des êtres diminués, recroquevillés et atones ?

Tout l’enjeu de cet essai est de dresser l’archéologie de cette mentalité du repli et du renoncement, d’en saisir les racines philosophiques et les contours historiques. Car jamais la tension entre le désir de vagabondage et le goût de la réclusion n’a été aussi forte. Et le confinement obligatoire, véritable cauchemar des dernières années, semble avoir été remplacé chez beaucoup par un auto-confinement volontaire. Fuite loin des villes, télétravail, condamnation du voyage et du tourisme, nous risquons de devenir des créatures de terrier qui se calfeutrent à la moindre secousse. Ce n’est pas la tyrannie sanitaire qui nous menace mais la tyrannie sédentaire : la pantoufle et la robe de chambre seront-elles les nouveaux emblèmes du monde d’après ?

Bruckner, Pascal; Un Coupable presque parfait. La construction du bouc-émissaire blanc; essai; Paris, Grasset, 2020, 352 pages, 20.90 €

4e de couverture

La chute du Mur a laissé les gauches européennes en plein désarroi. Sur le champ de bataille des idées, le progrès, la liberté et l’universel ont cédé la place à une nouvelle triade directement importée des USA : le genre, l’identité et la race.

On se battait hier au nom du prolétariat, du Tiers-monde et des damnés de la terre ; on condamne aujourd’hui l’homme blanc, coupable du colonialisme, de l’esclavage et de la domination des femmes. Trois discours – néo-féministe, antiraciste et décolonial – le désignent comme l’ennemi commun de l’humanité. Il est devenu le nouveau Satan, celui que son anatomie même désigne comme violeur ontologique, sa couleur de peau comme raciste,   sa puissance comme  exploiteur de tous les « dominés » et   « racisés ».

Tout l’enjeu de cet essai est  d’analyser comment, sous l’impulsion d’une américanisation caricaturale de l’Europe, la lutte des genres et celle des races sont en train de remplacer la lutte des classes, de balayer la méritocratie et de détruire l’idée d’humanité commune. Faire de l’homme blanc le bouc émissaire par excellence, ce n’est jamais que remplacer un racisme par un autre ; avec, comme horizon funeste, des sociétés tribalisées, crispées sur leur trésor identitaire et en proie à la guerre de tous contre tous.