Société de Géographie de Genève
J’ai rencontré Federica pour la première fois le 9 novembre 2006, à la Bibliothèque Cantonale de Bellinzona pour la présentation du livre Il senso dell’ospitalità. Scritti in omaggio a Eugenio Turri. Dans sa contribution à cet ouvrage, intitulé Ere geologiche e fine settimana. Poetica di una garbata ossessione, Federica mettait en évidence l’aspect poétique du texte du grand géographe véronais. J’avais connu personnellement Eugenio Turri à Vérone. à l’occasion d’une formation continue pour les enseignants de géographie. Je l’avais revu plus tard à Caprino Veronese, sur les coteaux du Monte Baldo, non loin de Cavaion, village où il habitait, et de ma maison de famille à San Zeno di Montagna. Eugenio s’était rendu compte de ma bonne connaissance de cette montagne fétiche des véronais. Quand un groupe de géographes de GEA est arrivé pour une excursion sous sa direction, comme il ne pouvait pas le guider sur le terrain pendant deux jours, il m’a laissé la relève pour le deuxième jour.
C’est Claudio Ferrata, de GEA, qui m’a donné le 17 septembre la triste nouvelle du décès de Federica. J’ai tout de suite contacté Luca Bonardi, géographe lui aussi, compagnon avec lequel elle a souvent collaboré, et père d’Ester, leur fille de 7 ans.
Les thématiques abordées par Federica Cavallo au cours de sa carrière ont été nombreuses, avec comme spécialités l’étude des paysages hydriques, de l’insularité et du tourisme. Afin de donner une idée de son travail, nous avons choisi de présenter ici une étude représentative de son travail, co-écrite avec Luca Bonardi, Résistance et renaissance de la vitiviniculture dans la Lagune de Venise. Anciens vignobles, nouveaux vignobles. Ce texte traite des nombreux monastères et couvents qui se sont historiquement succédé dans la lagune de Venise, dotés très souvent d’un vignoble, d’un jardin potager, d’installations pour l’élevage de la volaille (poulaillers, clapiers, parfois porcheries et petites étables) et parfois de piscicultures. Les moines et les sœurs vénitiennes prenaient soin des vignes, faisaient les vendanges, la vinification et consommaient leur propre vin à l’intérieur de leur microcosme. Ces édifices étaient cachés, invisibles, fermés par des murs d’enceinte, pour se protéger contre les vents froids ou les embruns marins salés et pour suivre les règles monastiques.
On connaît bien aujourd’hui l’importance des monastères chrétiens pour la diffusion de la vigne et pour la création des paysages viticoles en Europe, mais le cas des monastères intra-urbains est moins souvent évoqué.
Les vignobles monastiques vénitiens, se trouvant aujourd’hui dans une situation d’incertitude due à la diminution du nombre de religieux et à leur âge avancé, doivent recourir à des apports extérieurs : coopératives sociales, associations ou entités comme le projet du Consorzio Vini Venezia avec la collaboration de Laguna nel bicchiere. Ils sont situés en général dans des lieux où cohabitent continuités séculaires et transformations contemporaines. Pour les religieux vénitiens, les vignobles (ainsi que les potagers et les jardins) sont l’expression concrète du « soin de la création », ainsi qu’une source de repos et de contemplation de la nature, solitaire ou communautaire.
Les vignobles sociaux
Le vin garde son symbolisme convivial et socialement transversal, en particulier pour des occasions festives. La viticulture urbaine vénitienne a enrichi son rôle en passant du « consommer le vin ensemble » au « faire le vin ensemble », dans toutes ses phases, à partir du soin collectif de la vigne. L’Association Laguna nel bicchiere. Le vigne ritrovate, a été fondée dans le but de recenser, connaître et faire connaître les vignobles de Venise (un patrimoine en danger), de promouvoir l’autoproduction collective du vin et la vinification, grâce à des techniques traditionnelles et naturelles.
L’association a sauvé des morceaux de paysage viticole lagunaire, y compris des pergolas dans le centre historique, dans une approche de la viticulture qui contribue à la réappropriation collective des espaces urbains, de la campagne urbaine, et réveiller l’attention sur les vignes et les vins lagunaires.
En 2014, l’association travaille dans la vigne des Carmes Déchaux, de l’ancien monastère « delle Zitelle ». Elle est située dans une maison de retraite pour personnes âgées, en accord avec l’organisme de gestion, ce qui a pour effet d’atténuer l’isolement qui a tendance à se mettre en place dans de telles structures. La fréquentation des espaces en plein air par les membres de la Laguna nel bicchiere favorise la sociabilité des résidents de la maison de retraite, et certains suivent volontiers les travaux sur le vignoble. Le vin est mis en bouteille par l’association avec différentes étiquettes, et la consommation est limitée aux membres et aux sympathisants, ainsi qu’au public durant les événements ouverts.
La vinification et la mise en bouteille du raisin des vignobles et des pergolas de l’archipel vénitien se font dans la cave du XVIe siècle de l’ancien couvent de San Michele in Isola.
La valeur symbolique du vin de Laguna nel bicchiere est sans doute supérieure à sa valeur œnologique.
Les vignobles d’autoconsommation
Il s’agit de vignobles de petite ou de moyenne dimension, présents sur les îles de Murano, de Vignole, du Lido, de Pellestrina et de Sant’Erasmo. Dans le cas des vignobles de plus grande taille, leur destination prévoit également la vente directe, essentiellement limitée au niveau local.
Ils représentent l’héritage du modèle traditionnel d’association entre viticulture et horticulture, pour des productions destinées au marché vénitien.
L’île de Sant’Erasmo est appelée le jardin potager de Venise, où les vignes d’autoconsommation couvrent plusieurs hectares et appartiennent à plusieurs petits propriétaires.
La viticulture y est pratiquée par des retraités qui continuent l’activité après avoir concilié agriculture et travail d’ouvrier, dans les usines de Porto Marghera, dans les fours de Murano, dans le secteur public ou avec un emploi dans le tourisme.
La viticulture de Sant`Erasmo pourrait donner des emplois stables pour les jeunes générations si les petits producteurs coordonnaient les stratégies et unissaient leurs forces, un peu comme cela a été le cas pour le Consortium des producteurs locaux d’artichaut violet ; l’importance, et surtout le potentiel de la production vinicole traditionnelle de Sant’Erasmo, en particulier, justifiant même l’ouverture d’une cave sociale. Malgré tout, cette vitiviniculture constitue toujours un élément identitaire, en particulier pour les habitants de l’île Sant’Erasmo.
Les vignobles commerciaux
À partir de 2007, la lagune de Venise a connu des formes de vitiviniculture commerciale. Même dans ce cas, les îles concernées par ces initiatives sont celles de la lagune Nord, parmi lesquelles l’archipel de Torcello et l’île de Sant’Erasmo. Les vins lagunaires à vocation commerciale sont à présent au nombre de quatre : l’Orto di Venezia, le Prosecco del Nobil homo, le Venissa blanc et le Venissa rouge (qui vient d’être lancé).
Une des initiatives les plus importantes est celle effectuée par Michel Thoulouze, auparavant entrepreneur français dans le secteur de la télévision, propriétaire de plus de quatre hectares de vignes le long de la côte ouest de l’île de Sant’Erasmo. Après avoir fait des retenues, réparé le système traditionnel des canaux qui utilise l’eau de pluie et l’alternance des marées, en assurant, en même temps, l’irrigation, le drainage et le dessalement partiel du sol, on a préparé les terrains. Le choix s’est porté, en intégrant des critères œnologiques et pédologiques, sur un cépage traditionnellement lié à la lagune de Venise, soutenu par deux autres cépages italiens. En 2007, a commencé la production de l’Orto di Venezia et, cas exceptionnel, la vinification est faite sur place.
Un autre producteur à Sant’Erasmo, Luigino Benotto de Valdobbiadene, a planté en 2011 deux hectares de raisin Glera : de cette manière, le Prosecco, dominant la production de vin en Vénétie, a fait sa première apparition dans la lagune de Venise.
Le troisième cas est celui de la famille Bisol, producteurs de Prosecco de Valdobbiadene. Cette initiative est née entre 2006 et 2008, lorsque, dans une partie de la vigna murata de Mazzorbo, un vignoble du cépage lagunaire autochtone appelé « Dorona » (raisin d’or), par lequel on obtient le Venissa blanc, a été implanté. Par la suite, autour du vignoble, des activités de restauration et d’hôtellerie (chambres d’hôte) se sont organisées. En 2011, la famille Bisol a entrepris également la gestion du vignoble situé sur l’île privée voisine de Santa Cristina, où les propriétaires ont reconstitué une superficie plantée de Merlot et de Cabernet. Auparavant, la production de Santa Cristina n’était pas à vendre, mais, à partir de 2014, Bisol s’est occupé de sa commercialisation (Venissa rouge).
Ces vignobles commerciaux ont parfois des particularités significatives par rapport aux composantes patrimoniales. Par exemple, dans le cas de l’Orto di Venezia – et d’une partie de Venissa – les vignes sont franc de pied ; l’Orto di Venezia a restauré l’ancien système de canaux d’évacuation des eaux, tandis que Venissa, à Mazzorbo, compte sur sa célèbre vigna murata et sur le fait que le vignoble est directement touché par « l’acqua alta » ; pour sa part, Santa Cristina est un modèle typique de multifonctionnalité des petites îles de la lagune Nord (pisciculture, agriculture et site de loisirs exclusif pour la famille des propriétaires).
Le vin produit à partir de ces vignobles commerciaux pionniers semble fortement lié, d’une part, à l’image de Venise et, d’autre part, à plusieurs discours renvoyant au passé de la Sérénissime : en effet, les producteurs se réfèrent parfois à la tradition agricole lagunaire (on peut voir la récupération des cépages autochtones, la réimplantation de vignes dans des domaines qui, comme le montre la cartographie historique, en étaient caractéristiques autrefois, ou encore la restauration des systèmes d’irrigation et de drainage). Ils évoquent parfois plutôt la composante noble de l’histoire vénitienne.
Les vins qui appartiennent à cette catégorie constituent des productions de niche (entre 2700 et 18’000 litres par an). Ils sont surtout destinés à des circuits de la restauration vénitienne et, en partie, à un marché international sélectionné, y compris le marché extra-européen. Il est également important de constater que ces initiatives font l’objet d’un nouveau « oenotourisme lagunaire », même s’il est encore peu développé.
Dans ses conclusions, Federica Cavallo, souligne que les initiatives commerciales utilisent Venise et les îles de sa lagune comme une image fondamentale de marque et elle se demande si les vignobles d’autoconsommation font, ou feront, l’objet de pressions foncières par les nouveaux entrepreneurs de vin de Venise.
Elle se demande également si la formule des vignobles sociaux est suffisante pour défendre le patrimoine viticole vénitien en tant que bien commun et, enfin, si les vignobles conventuels/monastiques feront leur apparition dans les circuits touristiques ou se convertiront, eux aussi, à la production commerciale. « Le dynamisme qui affecte les vignes vénitiennes au cours des dernières années, nous amène à évaluer les perspectives de formes, plus organisées et moins sporadiques, d’œnotourisme lagunaire : une offre de niche, qui, avec d’autres, pourrait contribuer à décongestionner le centre historique et à donner aux touristes (surtout aux habitués) une expérience différente de la ville. L’œnotourisme peut devenir une forme originale de tourisme culturel, s’il est bien intégré dans la filière du tourisme, ainsi que dans un secteur urbain particulier comme celui de Venise. »
La situation actuelle des vignobles vénitiens est en train de vivre une période intense de changements en interconnexion avec le cadre actuel de l’évolution de la ville, « en équilibre entre la conversion finale au tourisme et la recherche de nouvelles fonctions civiques, productives et symboliques. Une fois de plus, le futur du vignoble de Venise s’entrecroise avec le destin de la ville, exactement comme nous l’avons vu pour les siècles passés. »
Bibliographie
Bonardi L., Letizia Cavallo F., « Résistance et renaissance de la vitiviniculture dans la Lagune de Venise ».
Paru dans : Pérard J., Perrot M. (sous la dir. de), « Le vin en héritage, anciens vignobles, nouveaux vignobles », Rencontres du Clos-Vougeot 2014, Paris, Unesco « Culture et traditions du vin », 2015.
Hochkofler G., « Sul senso del viaggiare », in : Ferrata C. (a cura di), « Il senso dell’ospitalità, scritti in omaggio a Eugenio Turri », GEA / Bellinzona, Edizioni Casagrande, 2006, pp. 31-40.
Letizia Cavallo F., « Ere geologiche e fine settimana, poetica di una garbata ossessione », in : Ferrata C. (a cura di), Il senso dell’ospitalità, scritti in omaggio a Eugenio Turri, GEA / Bellinzona, Edizioni Casagrande, 2006, pp. 85-92.
« Un ricordo di Federica Letizia Cavallo », GEA Associazione dei geografi, 18.09.2023