C’est le sujet du moment, la décolonisation. Le Globe, revue genevoise de géographie, en a fait le thème central de son tome 163 – 2023, sous le tire « Regards décoloniaux ». Et le MEG – Musée d’ethnographie de Genève (qui se nomme toujours ainsi, alors qu’il y avait eu des préavis de révolution culturelle), a intitulé sa grande exposition annuelle qui se tient du 5 mai 2024 au 5 janvier 2025, « Mémoires – Genève dans le monde colonial «.
Pour les Vieux Genevois, se rassurant face aux turpitudes du monde tel qu’il est au-delà de la Rue de la Corraterie, en convoquant « L’Esprit de Genève » et les mânes de l’incontournable trio Calvin / Rousseau / Dunant, c’est un choc, un traumatisme. Concernant Henry Dunant spécialement, « l’inventeur » de la Croix-Rouge, objet du plus grand respect, pour ne pas dire plus. Et c’est lui, en particulier, mas aussi son « associé » Gustave Moynier, qui sont la cible des critiques acerbes de nouveaux historiens, ceux qui revisitent le monde avec les lunettes d’aujourd’hui. Ces bourgeois / capitalistes / entrepreneurs, actifs autant à Genève qu’à « l’international », se sont fondus dans l’esprit de leur temps : comment pouvait-il en être autrement ? Au tournant de XIXe et XXe siècles, l’Occident, l’Europe, baignait dans ses certitudes, sur fond de colonialisme, d’exploitation des ressources de pays du Tiers-Monde – que l’on n’appelait pas encore ainsi, mais que l’on pensait, tout de même, susceptibles de « développement ». Et bien tout cela fait, maintenant, très mauvaise impression. Alors on déboulonne des statues, déplace des bustes, et dévisse des plaques de noms de rues. Où cela nous mènera-t-il : la suite de l’Histoire…
Un ouvrage va, un peu, dans le même sens, mais avec moins de critiques frontales. L’ouvrage n’est pas un « vient de sortir », puisque édité en 2019 ; mais il ne s’ajuste pas moins à l’actualité. Non pas la « brûlante actualité » et ses images écœurantes qui nous font douter de notre civilisation, mais l’actualité de chez nous, je veux parler de « La décolonisation de l’Esprit de Genève ». Parce que, lui aussi, ce concept si cher aux Genevois, formalisé en 1929, a pris « un coup de vieux », reposant largement sur un tissu de bonnes intentions et de croyances en un possible « monde meilleur ». Mais aussi sur une vision européocentriste, nimbée d’un voile de condescendance à l’encontre de l’Ailleurs.
La démarche de « L’Exploration du monde. Une autre histoire des grandes découvertes, Romain Bertrand, direction, Seuil, 2019 « est originale, et passionnante. Travail d’historiens parfaitement en phase avec l’air du temps, il propose de s’écarter de l’autoroute du parcours traditionnel, quelque peu rabâché, de l’histoire des découvertes, pour prendre des pistes latérales, où les « découverts » prennent autant d’importance que les « découvreurs ». Dans sa longue introduction (un peu alourdie à mon goût de trop nombreuses notes de bas de pages), le directeur de la publication livre d’intéressantes réflexions sur les rapports à l’Autre, alors que le corps de l’ouvrage donne les portraits de « découvreurs » ignorés ou peu connus, ainsi que des éclairages complémentaires sur nos certitudes en matière « d’Exploration du monde » .
Lecture salutaire, il n’est jamais trop tard pour nettoyer nos lunettes.
Roland Meige, Tannay mai 2024
L’Exploration du monde. Une autre histoire des Grandes Découvertes.
Collectif: Romain Bertrand, direction; Paris, Seuil, 2019, 528 pages, 27.00 €
Présentation de l’éditeur
Voici une histoire par dates du VIIe au XXe siècle, riche en surprises, qui rend compte des profonds renouvellements qui ont transformé notre vision de ce qu’on appelait autrefois les « Grandes Découvertes ». Les dates « canoniques », revisitées à l’aune d’une réflexion critique sur les raisons de leur élection par les chronologies officielles, alternent avec les dates « décalées » qui font surgir des paysages et des personnages méconnus. Il est ici question de détricoter le discours qui, associant exploration du monde et « entrée dans la modernité », en réserve le privilège et le bénéfice à l’Europe, et, pour ce faire, de documenter d’autres voyages au long cours – extra-européens. Il est également question, prenant le contre-pied d’une histoire héroïque des expéditions lointaines qui en attribue le mérite à quelques singularités, de rappeler qu’il faut beaucoup d’illusions, et plus encore d’intérêts, pour faire un « rêve », et que Christophe Colomb n’aurait jamais appareillé sans les vaisseaux des frères Pinzón.
Il s’agit ainsi de substituer des lieux, des instants et des visages aux cultures en carton-pâte et aux croyances en papier mâché ; de donner à voir les échecs autant que les réussites, les naufrages dans les estuaires de la même façon que les entrées triomphales dans les cités soumises ; d’inclure amiraux ottomans, navigateurs chinois, interprètes nahuatls et pilotes arabes dans le musée imaginaire de l’histoire globale ; de mettre en lumière tout un petit peuple d’assistants et d’auxiliaires, de sherpas et de supplétifs (que serait Magellan sans le Malais Enrique ? ou Cortés sans la Malinche ?) ; de passer outre une histoire au masculin en rendant droit de cité aux voyageuses et aux exploratrices ; et enfin de prêter une égale attention aux êtres et aux choses, sachant que, s’il faut une nef pour traverser un océan, une vague ou un bacille suffisent à la vider de ses occupants.
Ce sont donc à la fois une autre histoire du monde et une autre histoire de l’Europe qui se dévoilent au fil des 90 récits d’aventures proposés par 80 des meilleurs historiennes et historiens de ces questions.
Directeur d’ouvrage : Romain Bertrand est directeur de recherche au CERI (Sciences Po-CNRS).
Coordination : Hélène Blais est professeure d’histoire contemporaine à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm ; Guillaume Calafat est maître de conférences en histoire moderne à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (IHMC) ; Isabelle Heullant-Donat est professeure d’histoire du Moyen Âge à l’Université de Reims Champagne-Ardenne.